Les fidèles lecteurs des Petites Mains auront sans doute reconnu la source de cette image : l'objet est extrait des registres des années 1741 à 1760 du Foundling Hospital de Londres (équivalent de l'Hôpital des Enfants-trouvés de Paris), conservé par le Foundling Museum, présentés lors de l'exposition Threads of feeling ; Fate, Hope and Charity – qu'on pourrait ainsi traduire : « Quand le sentiment ne tient qu'à un fil ; destin, espoir et charité ». [Lire sur Les Petites Mains – la vêture des Enfants-trouvés (2) ; voir le site et la page Facebook de l'exposition]
Cet « objet » a été retrouvé sur un petit garçon admis au Foundling Hospital. Mais il ne s'agit ni d'un tissu, ni d'un mouchoir, ni d'une tabatière, ni d'un préservatif comme certains facétieux visiteurs ont répondu à la question-devinette du musée : « Quel est cet objet ? »
Pour ma part, j'en avais seulement entendu parler, au hasard de mes lectures. D'où ma grande curiosité qui est peut-être aussi la vôtre, que je m'en vais essayer de satisfaire...
Au moment de la délivrance, certains nouveaux-nés portent à leur naissance, enveloppant leur crâne, une « coiffe » constituée d'un fragment de la membrane la plus externe du placenta, qui contient le liquide amniotique. Le nom savant est chorion, le nom grec du placenta. Il arrive même que toute la membrane soit intacte. Depuis l'Antiquité, un peu partout dans le monde, les peuples voient dans cet attribut un signe de chance, une promesse de réussite et de bonheur futurs pour l'enfant ainsi « né coiffé » – l'expression est attestée en 1549. Cela est sans doute dû à la rareté du phénomène – moins d'une naissance sur quatre-vingts mille selon Wikipedia. La coiffe, partie du corps maternel qui protège l'enfant pendant sa vie intra-utérine, continue en quelque sorte de veiller sur lui comme un talisman après sa naissance. La survie incertaine, pendant des siècles, du nouveau-né et la hantise des maléfices ancrée dans les croyances populaires ont généré toutes sortes de pratiques symboliques censées préserver l'enfant.
Lors de l'accouchement, la sage-femme fait glisser avec précaution le fragment de membrane sur un parchemin et le donne à la mère, qui le conserve précieusement. On lui attribue de nombreuses vertus, dont un effet sur la fertilité ; il protègerait son propriétaire des mauvais sorts. Selon La Furetière, « les sorciers en usent dans leurs maléfices ». Cela est confirmé en 1617 par Louise Bourgeois, sage-femme de Marie de Médicis, dans ses Instructions à ma Troisième Fille, qui a choisi elle aussi d'être sage-femme : « Ne retenes jamais la membrane amnios [dite la coiffe de l'enfant de laquelle aucuns enfans viennent couverts la teste et les épaules] d'autant que les sorciers s'en servent ». On dit que les accoucheuses font commerce du placenta, du cordon et des coiffes des nouveau-nés.
▲Nativité (détail), Georges de La Tour, Musée des Beaux-Arts, Rennes sur wikipédiaEn Angleterre, la « coiffe » est aussi censée sauvegarder son propriétaire de la noyade, c'est un talisman très apprécié des marins. En 1849, Charles Dickens en dote son héros, David Copperfield : « Je suis né coiffé, et ma coiffe fut mise en vente par voie d'annonces dans les journaux, au très bas prix de quinze guinées. Les personnes qui s'en allaient en mer manquaient-elles d'argent à l'époque, ou bien manquaient-elles de foi et préféraient-elles des ceintures de liège ? Je ne sais. Tout ce que je sais, c'est qu'il n'y eut qu'une seule offre ; et elle émanait d'un avoué qui s'occupait de courtage : il offrait deux livres en espèces et le complément en xérès mais se refusait à payer davantage la garantie contre le risque de noyade. En conséquence on retira l'annonce qui fut une perte sèche – car pour ce qui est du xérès, le xérès même de ma pauvre mère était alors en vente – et dix ans plus tard la coiffe fut offerte comme enjeu dans une loterie qui eut lieu dans notre région à cinquante participants, à raison d'une demi-couronne par tête, le gagnant devant ajouter cinq shillings. J'y assistais en personne, et je me rappelle m'être senti très mal à mon aise et troublé de voir disposer ainsi d'une partie de moi-même. La coiffe fut gagnée il m'en souvient par une vieille dame portant un petit panier et qui, bien à contrecoeur, en tira les cinq shillings convenus, le tout en pièces d'un demi-penny ; encore en manquait-il deux et demi, ainsi qu'on s'efforça pendant un temps infini et à grand renfort d'arithmétique sans aucun résultat d'ailleurs, de le lui prouver. De fait – on se rappellera longtemps dans le pays cette particularité remarquable – elle ne se noya jamais et mourut triomphalement dans son lit à quatre-vingt-douze ans. » Ce passage est tout à fait conforme à la réalité qu'aurait pu vivre un enfant à cette époque.
On dit que pendant les grandes batailles navales de l'amiral Nelson, un fragment de membrane foetale pouvait valoir jusqu'à trente guinées (la guinée est une monnaie d'or équivalent à vingt-et-un shillings, aujourd'hui monnaie de compte, un peu comme nos louis ou napoléon or). On en trouve par petites annonces publiées dans les journaux anglais, jusque vers la Première Guerre mondiale.
Charlemagne, Napoléon, Lord Byron, Sigmund Freud seraient « nés coiffés ». Shakespeare en gratifie son héros Hamlet. C'est aussi une des (nombreuses) interprétations du conte Le Petit Chaperon rouge. La mère de Chaperon rouge, qui a toujours pris soin de « coiffer » sa fillette, la protège et lui permet ainsi de vivre une seconde naissance lorsqu'elle est délivrée de l'estomac du loup. Des versions orales indépendantes et antérieures à celles de Perrault et de Grimm montrent que la couleur rouge de la coiffure de la fillette est accessoire, elle peut être indifféremment d'une autre couleur.
« Si mon père m'eust fait coëffé
Et qu'il eust moins philosophé,
Il eust amassé davantage »
écrit au XVIIe siècle Scarron, infirme et sans le sou.
Hier comme aujourd'hui, la richesse est certes héréditaire et compte dans la notion de chance ; mais « être né coiffé », ce n'est pas la même chose qu'« être né une cuillère d'argent dans la bouche » !
Les registres ne nous disent pas si le petit John, rebaptisé Robin Carr, « né coiffé », a eu une vie heureuse malgré ce premier accident de parcours qui l'a mené au Foundling Hospital... Il est attendrissant de penser que ceux qui l'y ont placé lui ont laissé son fragment de membrane porte-bonheur, alors qu'ils auraient pu l'en priver pour le vendre et en retirer quelque petit profit.
Vraiment une découverte passionnante, je ne connaissais pas cette histoire avant de la lire sur votre blog. Merci pour ces explications.
RépondreSupprimerMerci pour votre commentaire.
RépondreSupprimerJe connais bien votre blog. Nous avons les mêmes centres d'intérêts, les mêmes lectures, nous visitons les mêmes expositions...
Depuis longtemps, j'ai en tête d'écrire une série d'articles sur les fillettes et leurs poupées, vous m'avez damé le pion !
Most pleasant to read and learn yet something new!
RépondreSupprimerJe vous suis a present et espere ne rien manquer!
All the best,
Bienvenue sur Les Petites Mains, et merci pour votre commentaire !
SupprimerQuel bel article! Que je lis avec d'autant plus de plaisir que mon fils est né coiffé! J'en rêvais, il l'a fait :-)
RépondreSupprimerJ'espère de tout coeur que cela lui portera chance !
SupprimerMerci de votre message.
Je suis en train de lire David Copperfield, dès les première ligne je ne comprenais pas, merci pour vos information.
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