Comment douter, face à cette affiche de la Grande Braderie de la Mode 2014, des racines judéo-chrétiennes de notre culture ? Réalisons-nous combien ses interdits structurent aujourd'hui encore notre inconscient ? Je sais, le terme « judéo-chrétien », qui aurait été inventé par des théologiens du XIXe siècle, est aujourd'hui contesté par les uns, mis au pinacle et accolé à « l'identité nationale » par les autres... Aussi, je tiens à dire clairement les choses : je suis de ceux qui défendent l'idée que le métissage culturel est une richesse.
▲à g. : Adam et Ève, Lucas Cranach l'Ancien, 1528, Galerie des Offices, Florenceà dr. : Adam et Ève chassés du Paradis, Masaccio, fresque de la chapelle Brancacci, 1425-1428
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►De la honte d'être nu
Par tradition, toutes les histoires de la mode commencent par évoquer les sources bibliques de la Genèse, notamment l'épisode où Adam et Ève sont chassés du jardin d'Éden après avoir désobéi à Dieu et goûté au fruit de l'arbre de la connaissance. Avant la faute originelle, « l'homme et la femme étaient tous deux nus, et ils n'en avaient point honte » (Genèse 2, 25) ; après la faute, « les yeux de l'un et de l'autre s'ouvrirent, ils connurent qu'ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des pagnes » (Genèse 3, 7) ; ils ont désormais honte de leur nudité : « j'ai entendu ta voix dans le jardin, et j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché » dit Adam à Dieu qui l'appelle (Genèse 3, 10).
La honte ressentie par Adam et Ève, rendus vulnérables par leur faute, est à l'origine de la notion de pudeur qui imprègne notre culture. La nudité est honteuse car elle résulte de la faute originelle. La solution, c'est de se couvrir, de porter des vêtements. Le premier vêtement de l'homme est un pagne de feuilles de figuier, confectionné par Adam.
Mais il est dit aussi que « l'Éternel Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, et il les en revêtit » (Genèse 3, 21). En cela, le vêtement donné par Dieu est le signe que l'homme peut retrouver sa dignité. Le vêtement, à la fois, rend évidente la faute originelle en cachant la nudité, et il est la marque de la sollicitude de Dieu envers sa créature, expulsée dans un monde devenu hostile, où le vêtement devient protection. Cette ambivalence explique l'omniprésence de l'étoffe, citée dans la Bible à toutes les étapes de la vie des hommes, des langes au linceul.
Le vêtement est le symbole de la misère humaine. Pour autant, quel que soit le groupe social, il est évident que tous les hommes ne se retrouvent pas dans le même « dénuement ». Cette différence de statut social justifie toutes les lois somptuaires et ordonnances vestimentaires de l'Ancien Régime, dont le but est de maintenir visibles les degrés de la hiérarchie sociale – que chacun reste à la place où Dieu l'a mis.
▲Le Christ devant Caïphe qui déchire ses habits, Giotto di Bondone, 1304-1306Fresque de la Chapelle Scrovegni (l’Arena), Padoue
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►De la transgression d'un vêtement déchiré
Dans son cours de l'École du Louvre sur les « scandales et transgressions vestimentaires », que j'ai le plaisir de suivre, Denis Bruna, historien spécialiste des représentations du corps et des usages vestimentaires, apporte un élément distinctif supplémentaire dans son analyse de l'affiche, à propos des déchirures. Certains épisodes de la Bible montrent des scènes où des personnages, en proie à leurs émotions ou leurs colères, déchirent leurs vêtements. La première fois qu’est citée cette pratique, c’est à propos de Ruben, fils aîné de Jacob et à ce titre responsable de ses frères, qui, de retour au puits où il devait retrouver Joseph, déchire ses vêtements et dit : « L’enfant a disparu ! Et moi, où faut-il donc que j’aille ? » (Genèse 37, 29) Quand on fait croire à Jacob que son fils préféré, Joseph, a été tué par une bête sauvage, il déchire de même son vêtement : « Et il déchira ses vêtements, il mit un sac sur ses reins, et il porta longtemps le deuil de son fils » (Genèse 37, 34). On peut voir dans ces scènes l'origine du rite funéraire juif contemporain de faire une entaille à son vêtement le jour des obsèques pour marquer le deuil d'un proche.
Un autre exemple, raconté par l'évangéliste Matthieu (26, 59 à 66) montre comment, lors du procès de Jésus, le Grand Prêtre Caïphe déchire ses vêtements en signe d'indignation, car il pense que Jésus a blasphémé le nom de Dieu. Le geste de déchirer son vêtement, signe de chagrin lors de la mort d'un proche, ou signe de colère et d'indignation, est l'expression de la déraison ; il est d'ailleurs interdit aux prêtres, qui se doivent de garder contenance en toutes circonstances.
Porter des vêtements déchirés est toujours en Occident un geste de transgression ou de provocation, même si la mode les reprend à son compte et les assimile. L'exemple des punks apparus dans l'Angleterre des années 1970 est à ce titre édifiant [Lire sur Les Petites Mains : les vêtements déchirés des punks].
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Le bel ange tentateur de l'affiche ne semble pas avoir été précipité du haut du ciel, malgré sa robe transgressive aux déchirures certes esthétisantes, mais bien réelles ; voyez cette épaule dénudée et ces espaces de peau sur le sein, à la taille et à la cuisse. Les femmes nues des plateaux de la balance du jugement dernier, qui nous symbolisent vous et moi, sont sûrement marquées par la faute. Mais le texte est limpide : nos dépenses seront pardonnées ! Dépenser c'est faire une bonne action ! Dieu a pitié de nous, fashionistas, comme il a eu pitié d'Ève. À elle, il a donné la fourrure, à nous la Grande Braderie de la Mode. Mes frères et sœurs, courons-y, à Paris les 5, 6 et 7 décembre, à Marseille les 11, 12 et 13 décembre, puisque d'avance il nous est dit que nos excès seront absous !
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