Plusieurs articles des Petites Mains ont déjà abordé cette coutume qui nous étonne tant aujourd'hui, d'habiller en robe les jeunes enfants, garçons et filles. Cette tradition méconnue – je vois très souvent des légendes manifestement erronées d'images de garçonnets décrits comme des fillettes – dure pourtant pendant tout l'Ancien Régime et bien au-delà. Jusqu'à la Première Guerre mondiale, on peut affirmer que tous les garçons passent par cette étape de la robe à un moment de leur petite enfance, de huit mois environ à l'âge de deux à quatre ans.
Il nous est difficile aujourd'hui de distinguer les fillettes des garçonnets qui comme leurs sœurs, portent aussi souvent de longs cheveux bouclés. Leurs tenues semblent quasiment identiques. Pourtant, l'oeil exercé de leurs contemporains savait à peu près reconnaître les garçons des filles, grâce à d'infimes signes et détails.
L'un de ces signes distinctifs est la cocarde portée au chapeau ou au bonnet. Le moment, veille de notre Fête nationale, me semble tout indiqué pour vous raconter cette histoire.
▲Portrait de Don Juan d'Autriche et détail, Juan Pantoja de la Cruz, vers 1570Musée national du Prado, Madrid
Don Juan d'Autriche, fils illégitime de Charles Quint,
fait une carrière militaire dans les armées de son demi-frère et roi Philippe II.
Il est le commandant de la flotte européenne de la bataille de Lépante,
qui voit la victoire décisive des Européens contre l'Empire ottoman.
Il arbore ici à son bras une cocarde rouge, symbole de l'armée espagnole. ▲La bataille de Yorktown (1781) et détail, Auguste Couder, 1836
À gauche, le général français Rochambeau porte une cocarde blanche,
George Washington, à droite, une cocarde noire (à sa droite, La Fayette)
Galerie des Batailles, Château de Versailles sur wikimedia ▲Portrait du prince Charles Edouard Stuart, petit-fils de Jacques II d'Angleterre
William Mosman, vers 1750, National Galleries of Scotland, Édimbourg ▲à g. : Portrait du contre-amiral Charles Inglis, Henry Raeburn, vers 1783-1795
National Galleries of Scotland, Édimbourg
à dr. : Bicorne orné d'une cocarde, Angleterre ou France, Victoria and Albert Museum, Londres ▲à g. : Soldat du Régiment du Roy sous le règne de Louis XV (détail), auteur anonyme
à dr. : Un officier d'artillerie (détail), auteur anonyme, 1793
Musée de l'Armée, Paris ▲à g. : Groupe de conscrits sortant du conseil de révision, vers 1885
à dr. : Cocarde de conscrit, vers 1900,
Musée de l'Armée, Paris sur Agence photographique de la RMN
►Qu'est-ce qu'une cocarde ?
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la cocarde est une décoration réalisée en étoffe plissée en rond, ou en en rubans, une sorte de rosette, qu'on porte comme un badge, le plus souvent sur le retroussis du chapeau, bicorne ou tricorne. Elle est faite de laine pour les pauvres, de fine étoffe ou de satin de soie pour les riches.
Cet ornement est principalement utilisé comme insigne militaire, porté par les soldats de l'Ancien Régime pour identifier leur corps d'appartenance, à tel point que l'expression « prendre la cocarde » signifie « partir à l'armée ». Selon les sources de l'Assemblée nationale, « la cocarde est à l’origine une touffe de plumes de coq portée par les soldats d’un régiment de Louis XIV. »
Les bataillons arborent des cocardes distinctives. Sous le règne de Louis XVI, la cocarde verte caractérise les gens du comte d'Artois, la cocarde rouge et bleue, ceux du duc d'Orléans (futur Philippe-Égalité). En Amérique, les insurgés de la Guerre d'Indépendance (1775-1783) menée contre les Anglais portent une cocarde noire ; lorsque les Français et le marquis de La Fayette viennent les aider, certains adoptent leur cocarde blanche ; les Français adoptent en retour la cocarde noire des insurgés ; si bien qu'une cocarde bicolore noire et blanche naît de ces échanges ! Pendant la même guerre, pour parer au manque d'uniformes, George Washington donne l'ordre aux combattants de porter des cocardes de couleurs différentes, vertes, roses, bleues ou jaunes, afin de discerner le rang des officiers et soldats.
Avant que la plus célèbre d'entre elles, la cocarde tricolore, ne devienne symbole patriotique de la Révolution française, les citoyens partisans révolutionnaires ont arboré la cocarde verte « couleur d'espoir », inspirée par Camille Desmoulins, qui en haranguant la foule dans les jardins du Palais-Royal, cueille les feuilles des arbres et les porte à la boutonnière en signe d'insurrection. La cocarde bleue et rouge est alors réservée aux membres de la milice bourgeoise de la ville de Paris.
« Soldat libre, au léger bagage,
J'ai mis ma pipe à mon chapeau,
Car la malice où je m'engage,
N'a ni cocarde ni drapeau. »
écrit dans ses Dernières Chansons, Louis-Hyacinthe Bouilhet, ami de Flaubert, en 1869.
Lorsqu'elle n'est pas militaire, la cocarde témoigne d'un engagement, d'une allégeance. Comme de telles activités sont plutôt déconseillées pour une femme « honnête et vertueuse », la cocarde est donc longtemps un signe majoritairement masculin.
▲à g. : Cocardes révolutionnairesà dr. : Vendeuse de cocardes, Jean-Baptiste Lesueur (1749-1826), vers 1790
Musée Carnavalet, Paris ▲Citoyen qu'on arrête pour l'obliger à mettre une cocarde nationale,
(sur la droite, petite marchande de cocardes)
Jean-Baptiste Lesueur, vers 1790, Musée Carnavalet, Paris ▲à g. : Famille allant à la guinguette,
Jean-Baptiste Lesueur, vers 1790, Musée Carnavalet, Paris
à dr. : Cocarde portée par un régiment en Italie, 1789-1815
Musée de l'Armée, Paris sur Agence photographique de la RMN ▲Louis XVI, roi constitutionnel, Jean-Baptiste Carteaux, 1791
Roi des Français et non plus roi de France, il porte la cocarde tricolore.
Château de Versailles sur Agence photographique de la RMN ▲à g. : Femme portant un « bonnet aux trois ordres réunis »
à dr. : Costume féminin avec un chapeau à cocarde,
dessin Jean-Florentin Defraine, graveur Duhamel
Magasin des modes nouvelles françaises et anglaises..., 1789, BnF, Paris ▲à g. : Mule à cocarde, 1789
Musée international de la chaussure, Romans sur Base Joconde des musées de France
à dr. : Robe à rayures tricolores,
dessin Jean-Florentin Defraine, graveur Duhamel
Magasin des modes nouvelles françaises et anglaises..., 1789, BnF, Paris
►Petite histoire de la cocarde tricolore révolutionnaire française
En France, peu de temps après la prise de la Bastille, la cocarde tricolore révolutionnaire devient le symbole du patriotisme. C'est le général La Fayette qui aurait eu l'idée de mélanger le bleu et le rouge, couleurs de la ville de Paris, et le blanc, couleur du roi. Le bleu symbolise la justice, le blanc l'espérance, la pureté, l'innocence, le rouge la hardiesse et la vaillance. Arborer la cocarde tricolore témoigne d'un engagement politique, elle passe alors du militaire au civil. Le 8 juillet 1792, il devient obligatoire pour les hommes de la porter. L'obligation s'étend aux femmes, à partir du 21 septembre 1793. Certaines élégantes s'en donnent à cœur joie, la cocarde bleu-blanc-rouge devient un accessoire de mode.
Le refus de la porter rend la personne suspecte d'antipatriotisme, ce qui est passible de huit jours de prison. En Bretagne et en Vendée, les contre-révolutionnaires portent en signe de défi une cocarde blanche, couleur du roi, ils encourent ainsi la peine de mort.
Bien que théoriquement obligatoire jusqu'en 1796, la cocarde est de moins en moins arborée après la chute de Robespierre. Elle continuera d'être portée par les militaires, mais deviendra aussi un ornement désormais classique des bonnets, chapeaux et corsages féminins.
Pour en savoir plus sur l'histoire de la cocarde tricolore révolutionnaire française, on peut lire sur le site 1789-1815.com cet article paru en juillet 1989 dans Le Monde de la Révolution française (supplément du journal Le Monde à l'occasion du bicentenaire de la Révolution française).
▲à g. : Cocarde de ruban blanc et argent, trouvée sur un garçon admisau Foundling Hospital de Londres le 6 avril 1751
à dr. : Cocarde blanche en satin, trouvée sur un garçon admis le 20 septembre 1758
Exposition Threads of feeling ; Fate, Hope and Charity, The Foundling Museum, Londres
[Pour en savoir plus, lire sur Les Petites Mains, La vêture des Enfants trouvés (2)]
À toutes ces cocardes correspondent un enfant trouvé de sexe masculin.▼ ▲à g. : L'Atelier du peintre (détail), Jan Josef Horemans IAncien, vers 1730
sur wikimedia
à dr. : Cocarde en ruban de soie noire, trouvé sur la tête d'un garçonnet, Hanwell Helsden,
admis le 22 février 1745, décédé le 11 mars 1745
Exposition Threads of feeling ; Fate, Hope and Charity, The Foundling Museum, Londres ▲La Carrière d'un roué ; la prison [en anglais : A Rake's progress] et détail, William Hogarth, 1735
sur fragments ©, le blog de Michel Frontère
L'auteur, littéraire érudit, décrit en détail la scène en deux articles (ici et ici) ;
l'enfant portant une robe, il en déduit c'est une fillette... eh non !
►La cocarde des petits garçons
Si vous avez regardé les images de l'exposition Threads of feeling ; Fate, Hope and Charity montrant les archives du Foundling Hospital de Londres, équivalent de l'Hôpital des Enfants-trouvés de Paris, peut-être aurez-vous remarqué les nombreuses cocardes conservées. [Lire sur Les Petites Mains, La vêture des Enfants trouvés (2)]. À chacune correspond un enfant trouvé de sexe masculin.
Ainsi, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, lorsqu'une cocarde orne le bonnet ou le chapeau d'un enfant en robe, on peut avancer sans guère se tromper qu'il s'agit d'un garçon.
Extraordinaire! J'ai appris bien de choses que j'ignorais une fois de plus! Merci de partager et bon weekend!
RépondreSupprimerExtraordinaire votre blog!Du tissu,de l'Histoire et de très belles illustrations/photos...Merci beaucoup!
RépondreSupprimerJe me régale à chaque article, c'est un bonheur de découvrir ce thème bien documenté et illustré. Voulez vous un lien avec mon blog qui parle aussi du textile? Je vous souhaite une bonne journée.
RépondreSupprimerMerci à Victoria, Nora et Noelle the Dreamer pour leurs encouragements.
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