▲La Fête champêtre, par Dirck Hals, 1627 Rijcksmuseum, Amsterdam
D'où vient la mode de la fraise ?
Sauf à dire qu'elle est née du petit ruché qui borde la chemise au XVIe siècle [Lire fraise (1)] , les historiens ne se prononcent guère sur l'origine de la fraise. Elle ne serait pas une invention européenne, mais inspirée de cols de mousseline empesée d'eau de riz portés en Inde, reprise par les Hollandais. Cette mode s'est ensuite répandue sur toute l'Europe occidentale par l'intermédiaire des marchands.
vers 1612 Musée national du Prado, Madrid
Dans son Histoire du costume en Occident, François Boucher écrit : « Des Européens venus aux Indes et à Ceylan dès le début du siècle ont pu être frappés par les grands cols de mousseline empesés à l'eau de riz (dont l'usage est déjà mentionné dans le Livre des Lois de Manou) qui, dans ces pays, protègent les vêtements du contact des longs cheveux huilés. Ce mode d'empesage aurait été rapporté aux Pays-Bas, d'où il serait passé en Angleterre – il y était déjà employé en 1564 – et naturellement en Espagne. »
►Une mode luxueuse qui requiert du savoir-faire
Objets de luxe, les fraises sont extrêmement coûteuses. Leur confection requiert un métrage de toile de lin ou de batiste particulièrement fine, de trois à quatre mètres pour une petite fraise, qui peut atteindre les quinze mètres voire au-delà. Et même si la main d'œuvre coûte moins cher qu'aujourd'hui, leur fabrication compliquée et délicate ne peut être réalisée que par des couturiers et des lingères très qualifiés, qui y passent beaucoup de temps. Une anecdote raconte qu'un courtisan de Louis XIII acquiert une fraise dont la valeur atteint celle de « vingt-cinq arpents d’excellents vignobles » !
▲Portrait de la reine Elisabeth I d'Angleterre (dit de l'Armada),par George Gower, vers 1588, Woburn Abbey, sur Wikipedia
Les fraises sont en outre plissées, tuyautées, godronnées, empesées. Leur entretien nécessite aussi des spécialistes. On sait par exemple que la reine Elizabeth I d'Angleterre a engagé une Flamande pour préparer ses fraises, qu'elle possède en grand nombre. Certaines, décrites avec précision, figurent, ainsi que le nom du donateur, sur la liste des cadeaux que la reine reçoit chaque année au Nouvel An.
▲Caricature du début du XVIIe siècle représentant des singesportant et entretenant des fraises (détails).
On y voit notamment le lavage, le séchage, l'empesage et le repassage.
Bayerisches Nationalmuseum, Munich
Après lavage, empesage et séchage, les tuyaux empesés et godronnés sont dressés grâce à des outils spéciaux, chauffés sur un poële dans un récipient de sable, à une température suffisamment chaude pour être efficace, mais qui ne doit pas non plus brûler le tissu fragile. On utilise notamment un fer long de forme arrondie, et un outil en forme de pipe ou de poire. Ces techniques, utilisées jusqu'au XXe siècle pour le repassage des coiffes ou autres articles délicats, demande une très grande habileté de la part de la lingère ou de la repasseuse.
1578-80 The Weiss Gallery, Londres
à dr. : Schéma de technique de repassage des godrons
source : blog carlynbeccia
▲à g. : Fraise en lin, vers 1620-1629,
Victoria & Albert Museum, Londres
à dr. : Portrait de jeune garçon, par Jacob Willemsz Delff, 1581
Rijksmuseum, Amsterdam
Au XVIe siècle, l'invention des aiguilles d'acier donne un essor nouveau aux broderies « reticelli » et aux dentelles « punto y aria » qui vont orner la fraise et la rendre encore plus luxueuse. Ce savoir-faire est celui de femmes travaillant le plus souvent à domicile, mais il est aussi de bon ton, dans l'aristocratie, de s'adonner à ce passe-temps nouveau, à l'aide de livres de modèles que l'on s'offre. Ainsi Catherine de Médicis pratique l'art de l'aiguille, qu'elle enseigne à sa belle-fille Marie Stuart.
Victoria & Albert Museum, Londres
à dr. : Portrait de Christine de Lorraine, Ecole française,
Galerie des Offices, Florence,
reproduction RMN, statut : domaine public sur
Agence photographique de la Réunion des musées nationaux ▲La Joyeuse Compagnie musicienne, par Dirck Hals, 1623,
collection privée sur Web Gallery of Art
►Une mode exigeante et difficile à porter
Ces fraises à simple, double ou triple rang, bordées de hautes dentelles empesées comme le corps de la fraise elle-même, qui demandent d'énormes métrages de tissu, sont bien sûr, en plus d'être encombrantes, lourdes à porter, malgré leur finesse. Aussi va-t-on imaginer toutes sortes de techniques et d'artifices pour les soutenir et alléger les épaules et le cou.
Parfois, seul le col relevé du pourpoint soutient la fraise. Quand elle est plus large ou volumineuse, on utilise un soutien-col ou carcan [en anglais : supportasse, mot d'origine française] placé sur la nuque, attaché à la robe ou au pourpoint, qui dresse la fraise et la maintient pour encadrer le visage.
▲Carcan supportasse anglais en carton, rembourrage en coton,recouvert de satin de soie ivoire, vers 1600-1625, Victoria & Albert Museum, Londres ▲Carcan supportasse anglais en carton recouvert de satin de soie ivoire,
bordé de gros grain, moulé sur le cou, vers 1600-1625,
Sur la patte du milieu figurent deux trous destinés à rattacher le support au vêtement par des lacets.
Les Anglais l'appellent aussi pickadil car les fabricants étaient installés dans le quartier de Pickadilly
Victoria & Albert Museum, Londres ▲Reconstitution moderne de la fraise et du carcan supportasse
sur le site marchand verymerryseamstress.com
Parfois on utilise un châssis ou une armature de fil métallique [rebato] recouvert de fil de soie pour la soulever haut sur la nuque. Châssis et col sont liés et travaillés ensemble. Ce style de collerette, appelée aussi collet monté (d'où l'expression idiomatique) apparaît à la fin du siècle.
▲La Joyeuse Compagnie à table, par Dirck Hals, 1627-1629,Staatliche Museen, Berlin sur Web Gallery of Art
▲L'élégante compagnie à table, par Dirck Hals, vers 1625,
Johnny van Haeften Gallery, London, sur The Bridgeman Art Library
▲Support armature en laiton et fraise en gaze, début XVIIe,
Musée de la Renaissance Ecouen, reproduction RMN, statut : domaine public sur
Agence photographique de la Réunion des musées nationaux
▲à g. : Bal donné au Louvre en présence d'Henri III et de Catherine de Médicis
pour le mariage d'Anne, duc de Joyeuse et de Marguerite de Lorraine-Vaudémont
(soeur de la reine Louise), le 24 septembre 1581,
Ecole française, Musée du Château de Versailles,
reproduction RMN, statut : domaine public sur
Agence photographique de la Réunion des musées nationaux
à dr. : Support armature et fraise ouverte en collerette, source : blog carlynbeccia
A la fin du siècle, quand les fraises auront atteint leurs plus grandes dimensions, en largeur ou en hauteur, elles s'amolliront en fraises à la confusion, une fraise non empesée, à plusieurs rangs, nettement moins rigide, ainsi nommée parce que ses plis sont désordonnés. Elle tombe et s'étend sur les épaules, d'abord en collerette, puis en grands collets rabattus, pour se transformer en cet élégant col rabattu bordé de dentelle, si typique de la mode Louis XIII. Cette transformation va se faire progressivement, on porte à la même période différents types de fraises.
▲à g. : Portrait de Marcantonio Doria, premier prince d'Angri, par Simon Vouet, début XVIIe siècle,Musée du Louvre, reproduction RMN, statut : domaine public sur
Agence photographique de la Réunion des musées nationaux
à dr. : Portrait de jeune homme, par Simon Vouet, début XVIIe siècle,
Musée du Louvre, reproduction RMN, statut : domaine public sur
Agence photographique de la Réunion des musées nationaux ▲à g. : Portrait de Gaston d'Orléans enfant, par Frans Pourbus le Jeune, 1611,
Palais Pitti, Florence sur Ciudad de la pintura
à dr. : Fraise à la confusion en fine batiste, vers 1615-1635,
Rijksmuseum, Amsterdam ▲de g. à dr. : Portraits de Louis XIII, par Frans Pourbus le Jeune,
en 1611, 1612, 1615 et 1616, sur Passion.Histoire.net
▲à g. : Portrait de cavalier riant, par Frans Hals, 1624
The Wallace Collection sur Web Gallery of Art
à dr. : Portrait d'homme assis, par Willem van der Vliet, 1636,
Musée du Louvre sur Web Gallery of Art
▲La famille de l'artiste, par Cornelis de Vos, vers 1630-1635,
Musée des Beaux-Arts, sur Web Gallery of Art.
L'homme porte la fraise à la confusion,
la femme et les enfants le col rabattu à la mode.
▲Portrait de Anna Rosina Tanck, épouse du maire de Lübeck,
par Michael Conrad Hirt, 1642, St. Annen Museum, Lübeck sur Wikipédia
Mode à la fois extravagante et stricte, tous les pays de l'Europe occidentale auront porté la fraise, de forme et de volume différents selon les pays, les personnes et leur condition. La fraise aura donc duré près d'un siècle, entre les années 1545 et 1630, et ne sera plus à la mode avant longtemps – jusqu'à la vague historiciste du début du XIXe siècle, qui fera bien sûr l'objet d'un prochain article.
(à suivre : la fraise du XIXe siècle)
J'adore la partie où tu nous dévoiles les carcans supportasse des fraises. Vraiment très ingénieux, mais le cou devait être fortement endolori à la fin de la journée, bien que les carcans soient recouverts de soie.
RépondreSupprimerÀ bientôt pour la suite et le réemploi de la fraise au XIXème siècle.
"Il faut souffrir pour être belle" : elles devaient savoir ce que ça veut dire... Parce qu'en plus, là-dessous, il y avait le corset baleiné, et sous la jupe, le vertugadin bourrelet en crin.
RépondreSupprimerVive la mini-jupe et les cols en V !
Je suis une lectrice très admirative et je me suis inspirée de ce dernier article pour mon blog...
RépondreSupprimerTrès drôle !
RépondreSupprimerVous êtes en condition pour nous décrire les impressions suscitées par le port de la fraise et de son carcan.
Alors n'hésitez pas à revenir tout nous dire.
Je me sens devenir plus intelligente à vous lire. C'est tout à fait passionnant et je ne regarderai plus les peintures du Siècle d'Or de la même façon...J'imaginerai le métrage de baptiste et de dentelle nécessaires pour la fraise. Et j'ai découvert grâce à vous le motif d'un tel accessoire : les cheveux gras....Comment faisait-on donc à l'époque pour se laver les cheveux ? Combien de fois par an ? Chez ma grand-mère, au Piémont, on ne les lavait que le jour de la sainte Madeleine. Cela devait être dramatique....Là, il faut trouver une histoire de l'hygiène, indissociable de l'histoire du costume !
RépondreSupprimerIl est certain qu'on ne peut pas séparer l'histoire de la mode et du costume de toutes les pratiques liées au corps, ne serait-ce que les notions de corps contraint (du corps-corset de la Renaissance à Dior et les années 1950) et de corps libéré (par exemple sous le Directoire et les années 1965 qui consacrent la mini jupe).
RépondreSupprimerPour une histoire de l'hygiène, je vous renvoie aux livres de Georges Vigarello, qui est un spécialiste de l'histoire de l'hygiène, de la santé, des représentations du corps et de ses normes, du sale et du propre, du sain et du malsain, etc - peut-être une de vos prochaines bonnes critiques sur Bigmammy ?
Quant à Chérie Noémie, je trouve qu'une une fraise collerette terminerait bien sa tenue fuschia de princesse.
Merci de votre fidélité que j'apprécie beaucoup.
Vous me donnez plein de bonnes idées ! Le livre surtout..Parce que la fraise pour la poupée, ce sera vraiment une galère. Je vais toutefois aller chercher un peu de dentelle raide, en fronçant à fond et en faisant des godrons, fixée sur un ruban, ça devrait aller......
RépondreSupprimerPour ma part, j'adore l'allure royale et hautaine que procure le port d'une fraise raide et extravagante, surtout quand elle est très très large et hyper rigide.
RépondreSupprimerBien sûr il n'est pas question de penser au confort quand on veut bien porter une fraise si engonçante. Mais j'adore le look. La tête a l'air d'être posée sur un plateau.
Je porte ce genre de fraise assez souvent pour de grandes soirées et je dois avouer que c'est une réelle torture à endurer. En plus je suis hyper corsetée sous mes robes d'époques. Eh oui je souffre pour être belle et royale.
Lorsqu'on étudie l'histoire de la mode et du costume, on s'aperçoit qu'alternent les périodes à "corps contraint" et à "corps libéré" - pour reprendre les termes de Catherine Join-Dierterlé qui assure le cours magistral sur le sujet à l'Ecole du Louvre. On s'imagine que notre époque actuelle, plus que toute autre, a "libéré" le corps de la femme - il suffit pourtant de faire un tour du côté de la mode 1800... On parle ainsi de "corps naturel", mais cela n'existe pas ! Jamais la contrainte physique d'un corps "parfait", mince et musclé n'a été aussi présente qu'aujourd'hui, au point que certains historiens, comme Valerie Steele parlent de "corset invisible". On souffre (presque) tous pour être beaux et royaux !
RépondreSupprimerMerci de votre commentaire. Dommage que vous ne laissiez pas juste un prénom.
Est ce de là que vient l'expression ...."Ramener sa fraise"...?
RépondreSupprimerIl semblerait que non. Selon les spécialistes du langage, l'expression n'est née qu'au XXe siècle.
SupprimerBonjour, je souhaite réaliser une fraise et j'ai compris comment faire les godrons mais comment coud-on les metres de tissus au tour de coup sans les applatir ?? faut-il tous les coudres un a un à la main pour qu'ils ne soient pas écrasés ?
RépondreSupprimermerci par avance ...
Bonjour Guillaume,
SupprimerIl faut d'abord monter un col qui se tienne bien, de préférence en double, puis vous épinglez les plis de votre fraise et les fixez à la main, en répétant autant de fois que vous avez de rangs de plissés, les uns sur les autres.
Pia, du blog Pia - art, histoire et mode [http://pia.blog.free.fr/], bonne couturière passionnée par la reconstitution de costumes, qui s'intéresse à des époques historiques très diverses, a publié un tutoriel à la fois simple et efficace pour réaliser une fraise montée sur une guimpe : [http://pia.blog.free.fr/public/16e/Pia_tuto_fraise.pdf]. Sa fraise n'a qu'un seul rang, mais le principe reste le même si vous voulez une fraise à plusieurs rangs de plissés.
Bonne réalisation, et dites nous comment vous vous en êtes tiré !
Bonjour, je souhaite réaliser une fraise et j'ai compris comment faire les godrons mais comment coud-on les metres de tissus au tour de coup sans les applatir ?? faut-il tous les coudres un a un à la main pour qu'ils ne soient pas écrasés ?
RépondreSupprimermerci par avance ...