►La « naissance de l'histoire » et les prémices de la mode historiciste
par François André Vincent, vers 1783-1787,
Musée de Fontainebleau, reproduction RMN, statut : domaine public sur
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Au XVIIIe siècle, même si l'état d'esprit change, qu'il se veut moins mythique, plus scientifique, on a du mal à penser le passé, le sentiment d'histoire reste peu clair. Cependant, à partir de 1774, le comte d’Angiviller, directeur général des Bâtiments royaux, s'efforce de renouveler la peinture d'histoire pour « ranimer la vertu et le sentiment patriotique des Français ». On est pourtant encore à vingt-cinq ans de la Révolution française…
▲Don Pedro de Tolède baisant l'épée d'Henri IV,par Jean Auguste Dominique Ingres, 1832,
Musée du Louvre, reproduction RMN, statut : domaine public sur
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C'est à cette époque que Henri IV – le « bon roi Henry » et le célèbrissime épisode de « la poule au pot » – devient un sujet à la mode ; il le restera fort longtemps. Déjà, en 1728, Voltaire a fait paraître son épopée La Henriade, qui fera l’objet de nombreuses réimpressions. Tous les peintres, de Roslin à Ingres vont s'emparer de ce thème historique fondamental. On se documente, on fait des recherches. Par exemple, la curiosité de Fragonard pour l'époque ancienne est quasi encyclopédique. Ainsi la société lettrée du XVIIIe siècle se familiarise-t-elle avec les personnages habillés à la mode de 1600-1610, elle se fait portraiturer « à la mode ancienne » ou « à l'espagnole ».
▲à g. : Portrait de Marie Madeleine Guimard, par Jean Honoré Fragonard, 1769,Musée du Louvre sur Wikipédia
à dr. : Portrait d’Anne François d’Harcourt, duc de Beuvron, par Jean Honoré Fragonard, vers 1770,
Musée du Louvre, reproduction RMN, statut : domaine public sur
Agence photographique de la Réunion des musées nationaux ▲Portrait équestre de Henri IV, par Jean Baptiste Mauzaisse, 1821,
Musée national du Château de Pau, reproduction RMN, statut : domaine public sur
Agence photographique de la Réunion des musées nationaux ▲à g. : Portrait équestre de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie (détail),
par le baron Antoine Jean Gros, 1808,
Musée du Château de Versailles, reproduction RMN, statut : domaine public sur
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à dr. : Napoléon Ier sur le trône impérial en costume de sacre (détail),
par Jean Auguste Dominique Ingres, 1804-1806,
Musée de l’Armée, reproduction RMN, statut : domaine public sur
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Au début du XIXe siècle, l'histoire est considérée comme une discipline intellectuelle à part entière, les historiens se professionnalisent, on fonde en 1808, les Archives nationales, et en 1821 l'Ecole Nationale des Chartes, première grande institution pour l'enseignement de l'histoire. Par ailleurs, on se passionne en France pour la peinture hollandaise (même si Vermeer n'est pas encore connu), on redécouvre Rubens. En Angleterre, la situation est comparable, mais c'est la peinture de Van Dyck qui fournit des modèles à la société anglaise. On s'habille pour se faire peindre. A travers les beaux-arts, les ouvrages publiés et leurs gravures, on s'habitue à voir des gens vêtus en costumes historiques.
▲Jeune femme en robe blanche, par James Northcote, 1795,Victoria & Albert Museum , Londres
Toutes ces tendances se combinent et se développent sur fond de néoclassicisme qui s'inspire de l'Antiquité (à la mode depuis la découverte des sites d’Herculanum et de Pompéï en 1738 et 1748) que la rupture de la Révolution française va accentuer. J'ai déjà eu l'occasion de vous raconter comment la robe blanche est apparue dans la mode à la fin du XVIIIe siècle, et a poursuivi son évolution vers le style antique après la Révolution [Lire : La robe blanche]
►Le renouveau de la fraise sous le Consulat et l’Empire
C'est dans ce contexte historiciste – on appelle « historicisme » ce qui qualifie des mouvements qui se ressourcent dans les styles du passé – que réapparaît la fraise, certes plus souple qu'aux XVIe et XVIIe siècles. Elle va à nouveau connaître un grand succès, sa mode va durer plus de trente ans.
▲Portrait de jeune femme, par Elisabeth Louise Vigée Lebrun, vers 1797,Museum of Fine Arts, Boston sur Web Gallery of Art ▲Portrait de Mademoiselle Récamier, par Antoine Jean baron Gros, vers 1795,
Galeria Zagreb sur Web Gallery of Art
À la fin du Consulat (1799-1804), la robe, toujours à taille haute, se raidit, on utilise des tissus plus lourds comme le satin et le velours, la coupe et l'ornementation deviennent plus complexes. Après 1808, les corsages sont montants, une petite fraise entoure le cou. Cette mode va prendre un essor considérable sous l’Empire (1804-1815).
▲à g. : Portrait d’inconnue, Ecole française, vers 1805,Musée Condé, Chantilly, reproduction RMN, statut : domaine public sur
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à dr. : collerette fraise en coton, Angleterre, vers 1807,
The Metropolitan Museum of Art , New York ▲à g. : Fichu de soie à collerette, planche des Costumes Parisiens, 1811.
Noter : la manche rappelle aussi les détails de la mode Renaissance
à dr. : Portrait d’Isaline Fé, par Firmin Massot, Musée d’Art et d’Histoire, Genève ▲à g. : Col fraise sur robe blanche, planche des Costumes Parisiens, 1811,
Châteaux et Musées de Malmaison et Bois-Préau
à dr. : Portrait présumé de Hannah More, femme de lettres anglaise, début XIXe siècle,
Musée du Louvre, reproductions RMN, statut : domaine public sur
Agence photographique de la Réunion des musées nationaux ▲Portrait de la comtesse de Tournon, née Geneviève de Seytres Caumont,
par Jean Auguste Dominique Ingres, 1812,
Philadelphia Museum of Art sur The Metropolitan Museum of Art., New York
Malgré ses soixante ans, la comtesse est une vraie « fashionista »,
elle porte la fraise et le châle en cachemire, les deux « must have » de l'époque. ▲ à g. : Guimpe, vers 1800, The Metropolitan Museum of Art , New York
à dr. : Portrait de Madame de Senonnes, par Jean Auguste Dominique Ingres, 1814,
Musée des Beaux-Arts de Nantes, reproduction RMN, statut : domaine public sur
Agence photographique de la Réunion des musées nationaux ▲ à g. : Guimpe de l’impératrice Joséphine, vers 1800,
Châteaux et Musées de Malmaison et Bois-Préau, reproduction RMN, statut : domaine public sur
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à dr. : Portrait de Madame Philippe Lenoir, par Horace Vernet, 1814,
Musée du Louvre ▲ à g. : Portrait de Mademoiselle Jeanne Hayard, par Jean Auguste Dominique Ingres, 1815,
collection privée sur Art Renewal Center Museum
à dr. : Portrait de Lina, fille de l’artiste, par Friedrich Carl Gröger, 1802,
Hamburger Kusthalle, Hambourg sur Wikipedia
Le canezou à col fraise se porte sur ou sous le corsage ou la robe.
▲ à g. : Fichu et fraise, planche de La Belle Assemblée, 1817sur Candice Hern’s Regency World
à dr. : Les trois dames de Gand (en réalité de Vichte), portraits d'Isabelle Rose van Tieghem,
femme d'Anselme Morel de Tangry, échevin de Courtrai, et de deux de ses filles,
Ecole française (autrefois attribué à Jacques Louis David), 1818,
Musée du Louvre, reproduction RMN, statut : domaine public sur
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►La mode néogothique reconduit la fraise
Du point de vue de l’histoire du costume, il n’y a pas de rupture entre l’Empire et la Restauration. Les robes à taille haute continuent de s’alourdir en tissu et en ornementation. Plus que jamais, on se réfère à la tradition, la popularité de Henri IV ne faiblit pas, dont la famille royale revendique sa légitimité.
▲à g. : Portrait de Charles Ferdinand d’Artois, duc de Berry,représenté en costume de prince François devant un buste d'Henri IV,
par le baron François Pascal Simon Gérard, 1819,
Musée des châteaux de Versailles et de Trianon, Versailles
à dr. : Scène de la naissance du duc de Bordeaux (petit-fils de Charles X),
dans la tradition de celle d'Henri IV, par Frédéric Lignon (graveur)
d’après Alexandre Evariste Fragonard (peintre), 1820,
reproductions RMN, statut : domaine public sur
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Par ailleurs, dès 1810, on remarque en Angleterre une influence de la littérature romantique qui met en vogue le Moyen Âge et la Renaissance (on ne fait alors pas de différence entre les deux périodes), comme les romans de Walter Scott. Ce mouvement qualifié de néogothique, ou encore de style troubadour, mettra quelques années pour arriver en France – vers 1830, les romans et les pièces de théâtre de Victor Hugo seront la source d'inspiration de nombreux artistes.
▲à g. : Mort d'Elisabeth, reine d'Angleterre, par Paul Delaroche, vers 1830,Musée du Louvre, reproduction RMN, statut : domaine public
surAgence photographique de la Réunion des musées nationaux
à dr. : Portrait d'Amélie de Leuchtenberg, par Karl Josef Stieler, vers 1830,
Châteaux et Musées de Malmaison et Bois-Préau sur Base Joconde ▲à g. : Marie Stuart, reine de France et d'Ecosse, représentée couronnée,
portant le chaperon et le voile blanc du deuil, par Joseph Albrier, 1835,
Musée des châteaux de Versailles et de Trianon, Versailles, reproduction RMN,
statut : domaine public sur
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à dr. : La duchesse du Berry au château de Blaye, peintre anonyme, vers 1832-1833,
collection Janvrot, Musée des Arts décoratifs
Dans les milieux légitimistes, après l’assassinat du duc de Berry (fils de Charles X et père du duc de Bordeaux, « enfant du miracle » né à titre posthume), et même encore après l'avènement de Louis-Philippe, on insiste sur le lien entre la duchesse Caroline de Berry et Marie Stuart. Plus jeune, plus charmante, plus joyeuse que sa belle-sœur la duchesse d'Angoulême (malheureuse fille de Louis XVI), la duchesse de Berry, très sensible à la mode, qui a lancé par exemple la vogue des bains de mer, est très populaire – aujourd'hui elle ferait la une de tous les magazines « people ». Les plus belles fêtes de la Restauration sont celles organisées par la duchesse.
▲Les derniers moments du duc de Berry dans la salle de l'ancien opéra, (détail),par Alexandre Menjaud, 1824, Musée des châteaux de Versailles et de Trianon, Versailles,
reproduction RMN, statut : domaine public sur
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Ainsi le 2 mars 1829, la duchesse organise aux Tuileries un bal costumé très brillant qui recrée la présentation de l’épouse de François II à la Cour de France en 1558, chaque participant contemporain incarnant un personnage historique. On a exhumé pour l'occasion des documents conservés à la Bibliothèque royale (ex-nationale). On s'en inspire, on mélange les genres, ce qui est typique du style troubadour : collerettes à la Médicis, manches énormes, fraises… On parle de Marie Stuart, on publie des dessins originaux qu'on décore d'entrelacs et d'écus « comme au Moyen Âge ». Tous les épisodes de la soirée sont tracés sur aquarelle par le peintre Eugène Lami pour réaliser un album de vingt-huit lithographies distribuées aux invités, abondamment reproduites dans la presse. Cet événement mondain, qu'on appelle « le quadrille de Marie Stuart », a un énorme retentissement public.
▲à g. : Le quadrille de Marie Stuart, par Achille Dévériaà dr. : Parure de la duchesse de Berry, évoquant le quadrille de Marie Stuart,
d'après les aquarelle de Eugène Lami, vers 1829-1830, collection Janvrot,
Musée des Arts décoratifs, Bordeaux
De telles fêtes en costumes – outre leur rôle dans le culte passéiste de la monarchie absolue et de son cérémonial, dans lequel la duchesse de Berry a un rang à tenir – contribuent à faire imposer la Renaissance comme source d’inspiration principale pour la mode, ce qu’illustre parfaitement la fraise.
▲Portrait de Mademoiselle Jeanne Suzanne Catherine Gonin,par Jean Auguste Dominique Ingres, 1821,
The Taft Museum, Cincinnati, Ohio sur Wikipedia ▲à g. : La famille Begas (détail), par Karl Josef Begas, 1821,
Wallraf Richartz Museum, Cologne sur Wikipedia
à dr. : Portrait de Maria Clarissa Leavitt, par Samuel Lovett Waldo, vers 1820-1825,
The Brooklyn Museum, New York ▲à g. : Fichu pélerine garni d'une fraise, planche des Costumes Parisiens, 1826
à dr. : Portrait de Marie J. Lafont-Porcher, par François Joseph Kinsoen, 1835,
Groeninge Museum, Bruges sur Web Gallery of Art ▲à g. : Portrait de Madame Henri François Riesener (née Félicité Longrois), par Eugène Delacroix, 1835,
The Metropolitan Museum of Art, New York
La fraise du début du XIXe siècle ne se veut pas un pastiche de la mode Renaissance, mais juste un clin d'oeil. De tous temps, la mode se nourrit d'emprunts, de copies, de références, de citations, qui se combinent en réponse à des raisons esthétiques, artistiques et même, on l'a vu, politiques. Ces nouvelles formes sont réactualisées, les techniques renouvelées. Bien amenées, elles s'intègrent à la mode du temps, et, comme la fraise, peuvent durer très longtemps.
(à suivre : la fraise des XXe-XXIe siècles)