6 juillet 2012

Tricentenaire Jean-Jacques Rousseau (1) : Émile ou l'émergence d'un nouveau sentiment d'enfance au XVIIIe siècle



Je vous ai souvent parlé ici de Jean-Jacques Rousseau et de sa contribution à l'apparition d'un nouveau sentiment d'enfance au XVIIIe siècle, à travers la publication et l'immense succès de son Émile, ou De l'éducation. Alors que l'Europe fête le tricentenaire de sa naissance, c'est l'occasion de vous parler plus longuement des idées novatrices de Rousseau en matière d'éducation. Effet moins connu de l'influence de sa pensée, cette perception nouvelle de l'enfant comme une personne différente de l'adulte aura des conséquences très concrètes sur l'habillement des enfants, ce sera le sujet d'un prochain article.

1762, parution de l'Émile, ou De l'éducation

Rousseau considère que tous les malheurs des hommes – ceux de Jean-Jacques en particulier ! – sont dus à la société corrompue par la civilisation, à laquelle il oppose les vertus d'une vie plus proche de la nature. Il a déjà proposé une conception naturelle de la famille dans son roman La Nouvelle Héloïse (1761) et de la société dans le Contrat Social (1762). C'est donc en toute logique qu'il entreprend d'exposer les principes d'une éducation nouvelle de l'enfant, conforme à la nature.

▲à g. : Portrait de Jean-Jacques Rousseau à 41 ans, par Maurice Quentin de La Tour, 1753
Musée d'Art et d'Histoire, Genève, sur wikipedia commons
à dr. : Première page du manuscrit de Émile, ou De l'éducation, sur Gallica BnF Paris

▲Première édition de Émile, ou De l'éducation de Jean-Jacques Rousseau, Tome I, 1762
sur Gallica BnF Paris

Écrit entre 1757 et 1760, Émile, ou De l'éducation paraît au printemps 1762. Ce gros ouvrage de plusieurs centaines de pages est divisé en cinq livres qui correspondent chacun à une phase du développement physique et moral (de la naissance au mariage) d'Émile, un orphelin – riche et noble, tout de même – élevé depuis sa prime enfance par un gouverneur.

Émile est un personnage purement imaginaire. Les circonstances de sa vie n'auraient pas pu être produites réellement par la société de son époque. C'est une mise en scène de l'auteur pour exposer son projet pédagogique. Il s'agit de fait plus d'un discours sur la nature humaine que d'un discours sur l'éducation.

Le contexte historique et social

Depuis les années 1640-1720, l'Église en pleine Contre-Réforme diffuse, via la dévotion à l'Enfant Jésus, l'idée que les enfants sont des créatures innocentes protégées de Dieu, que leurs parents et la société ont envers eux des devoirs moraux. Certains éducateurs proposent des méthodes qui prennent déjà en compte la spécificité des étapes successives de l'enfance.

▲Vierge à l'enfant emmailloté,
Musée du Louvre sur Agence photographique de la RMN

▲L'Arrivée des nourrices, attribué à Étienne Jeaurat, milieu du XVIIIe siècle
Musée municipal de Laon, sur Agence photographique de la RMN

▲La visite à la nourrice, par George Morland, vers 1788 The Fitzwilliam Museum, Cambridge

▲Retour de nourrice, par Marie-Joseph Flouest,
Château-Musée de Dieppe sur Agence photographique de la RMN

Jusqu'à la moitié du XVIIIe siècle, l'enfant vit peu avec sa famille. Il est mis en nourrice dès la naissance, jusqu'au sevrage vers deux ou trois ans, il y reste parfois un ou deux ans de plus. Lorsqu'il vit dans la demeure familiale, il est logé séparément avec sa gouvernante, puis son valet ou son précepteur. Il ne voit ses parents que quelques heures par jour, lorsqu'il est appelé auprès d'eux. Entre huit et dix ans, il part pour le collège ou le couvent, qu'il ne quittera qu'après cinq ou six ans pour être fiancé. Le voilà adulte. Le rôle de la famille dans le processus de socialisation de l'enfant est faible. Dans la ligne de la tradition protestante – mère nourricière, père précepteur – Rousseau exhorte les parents à ne pas confier l'éducation de leurs enfants à des « mercenaires » : « Ne t'y trompe point ; ce n'est pas un maître que tu lui donnes, c'est un valet. Il en formera bientôt un second ».

▲L'Amour paternel, par Jean-Charles Levasseur (graveur), d'après Étienne Aubry, XVIIIe siècle
Musée Boucher de Perthes, Abbeville sur Base Joconde

▲à g. : Le Jeune Écolier, par Nicolas-Bernard Lépicié, vers 1775-1780, Museum of Fine Arts, Boston
à dr. : La Gouvernante, par Jean-Siméon Chardin, 1739, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa

▲Le révérend Randall Burroughes et son fils Élis, par Johan Zoffany, 1769
Musée du Louvre sur Agence photographique de la RMN

▲à g. : La Leçon de lecture, par Louis Aubert, XVIIIe siècle, Musée de Picardie, Amiens
à dr. : L'Enfant en pénitence, par Nicolas-Bernard Lépicié, XVIIIe siècle Musée des Beaux-Arts, Lyon
sur Agence photographique de la RMN

Au cours du XVIIIe siècle, la société de type aristocratique à la légitimité fondée sur l'art de faire la guerre se mue progressivement en une société « bourgeoise », sous l'influence grandissante d'une classe moyenne commerçante et industrielle. Ces bourgeois actifs cherchent à se vêtir dans le confort plutôt que dans l'ostentation. L'autorité du père lointain et redouté passe du droit de vie et de mort sur ses enfants au devoir de les aimer et de les éduquer. La famille se resserre et s'organise autour des enfants, qui représentent peu à peu un investissement éducatif décisif.

Dans le contexte de pensée humaniste des Lumières, l'ignominie de l'effrayante mortalité infantile trouble les consciences. En France, un enfant sur quatre meurt avant sa première année, un enfant sur deux avant dix ans. Le solde démographique est négatif dans les villes en 1750. La « conservation » et l'éducation des enfants en bas âge devient un souci politique majeur dans toute l'Europe. Une abondante littérature sur le sujet existe déjà du temps de Rousseau, écrite par des médecins, des philosophes, des clercs, des utopistes, poètes, des pédagogues et autres « savants ».

L'Émile s'inscrit dans ce courant et lui doit une part de son succès. Rousseau s'inspire entre autres de Montaigne, des encyclopédistes Étienne Bonnot de Condillac (Traité des sensations, 1754) et Claude-Adrien Helvétius (De l'homme, parution posthume en 1773). Il reconnaît l'influence du philosophe anglais John Locke, qui a publié dès 1692, Pensées sur l'éducation [Some Thoughts concerning education], dix-neuf fois réédité avant 1761. Les principes éducatifs de Locke sont fondés sur une plus grande liberté accordée aux enfants, sur le dialogue et le jeu, la valeur de la curiosité ; ils bannissent les châtiments corporels.

Comment éduque-t-on les enfants dans la première moitié du XVIIIe siècle ?

L'éducation et la scolarité des enfants concernent principalement les enfants des classes aristocratiques et bourgeoises. Les familles capables d'assumer des fonctions éducatrices sont rares, surtout dans les classes populaires. Quelques écoles paroissiales et charitables, tenues par des congrégations enseignantes, ont pris le relais du curé qui enseignait le catéchisme. Elles sont obligatoirement approuvées par l'Église. Elles dispensent gratuitement aux enfants pauvres une instruction élémentaire (lire, écrire, compter) en prolongement du catéchisme qui reste l'objectif prioritaire. En empêchant les enfants de traîner dans les rues, elles participent à l'ordre social. Les écoles de frères se multiplient entre 1724 et 1777.

▲à g. : Le Départ pour l'école, par Jacobus Buys, 1782, Rijksluseum, Amsterdam
à dr. : Le petit maître d'école, par Jean-Jacques de Boissieu, 1770

▲Le grand maître d'école, par Jean-Jacques de Boissieu, 1780
The Metropolitan Museum of Art, New York

Chez les frères des Écoles chrétiennes, dont le fondateur est Jean-Baptiste de La Salle, les enfants sont admis à partir de six ans. Les méthodes pédagogiques sont adaptées aux âges de l'écolier. La lecture s'apprend en langue maternelle et non en latin. On apprend à écrire en deux ans, à partir de l'âge de dix ans. La journée est ritualisée et alterne leçons et prières. Les classes accueillent cinquante à soixante élèves, l'espace est organisé selon le type d'activités et le niveau des élèves. Ces écoles qui reçoivent les enfants pauvres sont urbaines, alors que la population est majoritairement rurale. La classe est assurée par un maître d'école ou préfet qu'on ne nommera instituteur qu'après la Révolution.

▲à g. : Monseigneur l'abbé Coco faisant un tour de promenade au jardin du Roi
avant dîner avec son élève, XVIIIe siècle
à dr. : L'Enfance, par Jacques Béléchou (graveur), d'après Michel-François Dandré-Bardon, 1744
sur gallica.bnf.fr

▲à g. : La sortie du collège, par Augustin de Saint-Aubin, XVIIIe siècle
Musée du Louvre sur Agence photographique de la RMN

▲La Visite à la pension, par George Morland, vers 1788
Wallace Collection, Londres sur Agence photographique de la RMN

Les milieux aisés préfèrent le système du préceptorat avant d'envoyer leurs enfants au collège, en pensionnat, vers l'âge de sept ans. Jésuites, jansénistes et protestants rivalisent pour former le futur adulte dans le respect de Dieu. La « règle d'études » jésuite (grammaire, humanités, rhétorique, philosophie) connaît un grand succès. Les pensionnats se développent en Europe. Dans les classes, on enseigne les langues anciennes, dans les chambres, diverses disciplines dispensées par des préfets spécialisés ; les élèves sont rassemblés par âge dans un dortoir pour apprendre l'histoire, la géographie, les mathématiques, le blason... S'y ajoutent les leçons des maîtres des arts d'agrément : écriture, dessin, musique, danse, armes, langues étrangères... Les préfets sont des prêtres qui s'assurent du bon déroulement de la discipline et des études. Ces pensionnats, d'abord réservés à une élite aristocratique, se « démocratisent » peu à peu.

▲à g. : L'École des garçons
La férule est un instrument d'environ trente centimètres.
Il est fait de deux morceaux de cuir cousus ensemble.
Le maître s'en sert pour frapper la paume de la main du « mauvais » écolier
(de préférence la main gauche qui n'écrit pas !).
à dr. : L'École des filles
par Hubert-François Gravelot, vers 1750, BnF, Paris

La Civilité honnête pour les enfans
Les civilités sont des manuels scolaires qui apprennent aux enfants
les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne.
Ultraconformistes, ils sont le reflet d'une société figée.
Ils durent de 1530 – la première est écrite par Érasme – à la fin du XIXe siècle.

▲Méthode de lecture Rôti-cochon
Célèbre car rééditée à la fin du XIXe siècle, cette méthode est représentative
des livres illustrés du XVIIIe siècle, conçus pour intéresser l'élève.

Deux courants éducatifs s'opposent, l'un hérité de la tradition du XVIIe siècle de Pascal et Bossuet, l'autre plus « éclairé », dans l'esprit nouveau des Lumières. Pour les premiers, l'enfance est le moment favorable pour apprendre les règles et les structures du monde des adultes. L'enseignement est fondé sur une certaine méfiance envers les sens et les sentiments et une forme de stoïcisme appliqué aux enfants. La discipline est parfois rude, qui n'exclut pas les châtiments corporels. On estime que l'enfant a plus besoin d'exemples que de cajoleries.

Pour les seconds, ils convient de reconnaître à l'enfant des règles et des valeurs différentes de celles des adultes. Ils donnent au jeu une valeur éducative, encouragent la curiosité enfantine et recommandent de laisser plus de liberté aux enfants. Ils valorisent le lien affectif qui selon eux régénère la famille, et à travers elle toute la société. Ces deux tendances s'affrontent tout au long du XVIIIe siècle, avec le recul progressif de l'éducation rigoriste et austère. Peu de pédagogues vont aussi loin que la radicalité de l'éducation « négative » de Rousseau, qui restreint au strict nécessaire l'intervention de l'éducateur dans le monde de l'enfant.

Que dit l'Émile ?

«On ne connait point l’enfance» dit Rousseau dans l’introduction de l'Émile. Il affirme que dans ce livre, il ne fait que proposer ses idées. Le cycle complet de l'éducation d'Émile comporte quatre périodes.

Chacun respecte le travail des autres, afin que le sien soit en sûreté
illustration de l'Émile, par Pierre Philippe Choffard (graveur) d'après Jean-Michel Moreau le Jeune, 1778

Courons vite : l'astronomie est bonne à quelque chose
illustration de l'Émile, par Noël Le Mire (graveur) d'après Jean-Michel Moreau le Jeune, 1778

▪ La première, jusqu'à cinq ans, doit favoriser l'épanouissement physique de l'enfant et fortifier le corps sans contrainte. La prise de contact avec le monde se fait par les sens, au gré de la nature.

▪ Lors de la deuxième période, de cinq à douze ans, Émile joue et épanouit « son corps, ses organes, ses sens, ses forces » et son caractère au contact des réalités naturelles, dans « une liberté bien réglée », sans intervention active de son précepteur. Il ne faut pas devancer l'évolution naturelle et savoir « perdre du temps », « il n'apprend rien, pas même des fables ! »

▪ Le précepteur intervient plus directement lors de la troisième période, de douze à quinze ans. Par les leçons de choses, par l'expérience et l'observation de la nature, par les voyages, Émile s'initie à la physique, la chimie, l'astrologie, la géographie, de façon utilitaire et pratique. Pour se préparer à la vie sociale, il apprend un métier manuel.

▪ La quatrième période est l'âge des passions, de quinze à vingt ans. Émile reçoit une éducation morale et religieuse. On lui fait découvrir les philosophes, et Dieu dans la nature, sans idolâtrie. On canalise ses « passions naturelles » et son éveil au désir sur des valeurs positives comme la pitié, la sympathie, l'amitié, la charité. Digne et modeste, il est prêt à entrer dans le monde.

Un violent exercice étouffe les sentiments tendres
illustration de l'Émile, par Noël Le Mire (graveur) d'après Jean-Michel Moreau le Jeune, 1778

La nature étaloit à nos yeux toute sa magnificence
illustration de l'Émile (profession de foi du vicaire savoyard), par Jean-Baptiste Simonnet (graveur)
d'après Jean-Michel Moreau le Jeune, 1778
sources des quatre images : Google Livres et Los Angeles County Museum of Art

En quoi l'Émile fait-il preuve d'originalité et de modernité en matière d'éducation ?

Les principes éducatifs exposés dans l'Émile sont d'une totale nouveauté pour l'époque, en rupture avec ceux en vigueur sous le règne de Louis XV. Certes Rousseau n'est ni le premier ni le seul à s'intéresser à l'enfant, mais ses influences et ses emprunts recréent une pensée novatrice.

Il prend l'enfant pour ce qu'il est. « L'enfance a des manières de voir, de penser, de sentir qui lui sont propres ; rien n'est moins sensé que d'y vouloir substituer les nôtres. […] La nature a fait les enfants pour être aimés et secourus. » Respecter la nature, c'est commencer par traiter l'enfant en enfant, non en adulte. Il encourage les pédagogues à suivre l'évolution naturelle des étapes de l'âge, à s'adresser aux sens et privilégier l'observation directe à travers la découverte du monde naturel, à cultiver l'expérience et les méthodes actives.

Rousseau s'inspire de sa propre enfance. Orphelin de mère dès sa naissance, très tôt livré à lui-même et mis sans discernement au contact des livres, ces « dangereuses méthodes » ont imprimé en lui la prédominance des passions sur les concepts : « Je n'avais aucune idée des choses, que tous les sentiments m'étaient déjà connus. Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. » Rousseau engage ses contemporains à laisser « mûrir l'enfance dans les enfants » plutôt que de les dresser trop tôt à se conformer à la société des adultes.

Rousseau met l'enfant au cœur du processus d'éducation, ce qui aujourd'hui encore est un concept extrêmement moderne. Il plaide l'idée initiale de la bonté originelle de l'homme : « Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme. » Selon lui, l'éducation « négative » libre doit préserver les qualités naturelles de l'enfant, respecter le développement spontané de sa personnalité. Contrairement aux éducateurs conventionnels qui veulent faire de lui un bon chrétien, un bon citoyen, un bon soldat, un bon ouvrier, etc., Rousseau casse les moules en affirmant que l'enfant ne doit pas devenir autre chose que ce qu'il doit être.« Vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j'en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre : il sera premièrement homme. »

Le rôle de l'éducateur est de faire passer l'enfant de l'état de nature à l'état de culture sans le dénaturer. L'éducation doit être joyeuse, l'enfant doit être heureux puisque ce passage de nature à culture se fait en harmonie avec sa propre personnalité. Liberté et bonheur vont de pair.

▲Illustrations de l'Émile, XVIIIe siècle, BnF, Paris

▲Illustration de Elysium, poème de Friedrich von Schiller, XVIIIe siècle,
par Jean-Frédéric Schall, sur Wisdom Crieth Without

Je ne m'étendrai pas plus sur le contenu de l'Émile, encore moins sur un quelconque jugement de valeur de sa pédagogie, qu'il convient de relativiser au contexte éducatif de l'époque. Aïe, l'éducation de Sophie, épouse idéale d'Émile, qui fait de la dentelle et de la cuisine dans le Livre V : « toute l'éducation des femmes doit être relative aux hommes » ! On regrette le manque d'audace de Rousseau dans ce domaine, empêtré dans sa quête quasi pathologique d'une femme refuge, dans un monde qu'il sent hostile.

Les controverses sont nombreuses. Ainsi, le seul livre donné à lire à Émile est Robinson Crusoé, parce que le héros se débrouille par lui-même avec ingéniosité ! Peut-on penser un instant, lorsque Rousseau critique le livre et retarde à l'extrême l'accès d'Émile à lecture, qu'il est contre la lecture ? Ce qu'il veut exprimer, dans le contexte éducatif de son temps, c'est que présenter trop tôt à l'enfant des textes prédigérés et des jugements préétablis l'enferment plus qu'ils ne l'éduquent. Il rejoint l'avis de certains parents qui, à partir de 1750, se prononcent contre l'apprentissage par cœur de textes dont les enfants ne maîtrisent pas le sens. Rousseau plaide là pour une approche pédagogique de la lecture.

Rousseau lui-même, qui considère l'Émile comme son œuvre majeure, nous invite à recevoir ce traité sur l'éducation comme « les rêveries d'un visionnaire ». Émile reste aujourd'hui un des ouvrages les plus lus à propos de l'éducation des enfants, car il pose les questions essentielles. Des éducateurs praticiens novateurs comme Pestalozzi, Fröbel, Makarenko, Dewey, Freinet, ont été inspirés par l'Émile.

Le succès retentissant de l'Émile dans les milieux aisés et cultivés

Émile connaît un succès retentissant sans précédent dans les milieux aisés et cultivés, pas seulement en France. En raison de la remise en cause de l'utilité des Églises, catholique ou protestante, exprimée dans la Profession de foi du vicaire savoyard dans le livre IV, l'Émile est interdit dans son intégralité par le Parlement de Paris quelques jours après sa parution, Rousseau doit s'exiler en Suisse. Le Conseil de Genève n'est pas plus tolérant, Rousseau devient un homme traqué pendant huit ans. Mais le livre est lu, il façonne une image nouvelle de l'enfance et bouleverse les habitudes éducatives.

▲Mère allaitant son enfant, par Jean Laurent Mosnier, 1782
Musée municipal des Ursulines, Mâcon sur Agence photographique de la RMN

Political Affection, par Thomas Rowlandson, 1784
Ce dessin satirique représente la duchesse de Devonshire allaitant un chien.
British Museum, Londres
à dr. : Georgiana Spencer, duchesse de Devonshire avec sa fille Lady Georgiana Cavendish
par Sir Joshua Reynolds, 1784, sur Bridgeman Art Library

▲Portrait de famille, par Johann Friedrich August Tischbein, 1795-1800
Museumslandschaft Hessen, Cassel, sur Agence photographique de la RMN

▲Le premier pas de l'enfance, par Marguerite Gérard, vers 1780 sur Harvard Art Museums, Cambridge

▲à g. : Portrait de la femme de l'artiste et de son fils, par Johann Friedrich August Tischbein, 1770-80 Museumslandschaft Hessen, Cassel
à dr. : Portrait de Madame Vigée-Lebrun et de sa fille Jeanne-Marie-Louise, 1786 Musée du Louvre, Paris
sur Agence photographique de la RMN

L'Émile est particulièrement bien accueilli par les femmes qui se mettent à allaiter leurs enfants. Cette nouvelle mode est née d'un constat : alors que la mortalité des femmes en couches va diminuant, la mortalité infantile ne recule pas. On observe que, paradoxalement, l'espérance de vie des enfants du peuple est meilleure dans les premières années que ceux des enfants des classes aristocratiques et bourgeoises. La raison est simple : elles allaitent leur bébé et s'en occupent elles-mêmes. De quoi nourrir la diatribe anticivilisation et le retour à l'homme naturel prônés par Rousseau !

Le progrès technique et la mécanisation de la production ont libéré la femme bourgeoise de l'obligation de travailler. Nobles ou bourgeoises, les femmes oisives accèdent au monde de l'esprit, certaines tiennent salon, mais elles sont vite confrontées aux limites que la société impose à leur sexe. Elles trouvent dans les idées de Rousseau une valorisation du rôle de mère nourricière et éducatrice auquel on les réduit.

En focalisant l'attention sur le nourrisson, l'engouement pour l'allaitement maternel va transformer la perception de la petite enfance. Cette rupture totale avec les habitudes passées ne va pas de soi, certains les jugent choquantes voire bestiales. Même si en France ce nouveau regard « dans l'ordre de la nature » passe mieux qu'en Angleterre, on critique et on se moque des premières mères aristocratiques qui allaitent. Georgiana Spencer, duchesse de Devonshire, qui choisit d'allaiter sa fille née en 1783, fait l'objet de très violentes caricatures dans la presse anglaise.

▲Marie-Thérèse-Charlotte de France, « Madame Royale »,
et son frère le Dauphin Louis-Joseph-Xavier – et détail
par Élisabeth-Louise Vigée-Lebrun, 1784, Château de Versailles et Trianon
sur Agence photographique de la RMN
Cette représentation naturelle et champêtre des enfants royaux rompt
avec les poses plus statiques des générations antérieures.

En France, la reine Marie-Antoinette fait construire le Hameau dans le parc de Versailles dans le but d’éduquer les enfants de France selon les principes de Rousseau. Des contemporains s'étonnent de l'attachement montré par le roi à sa fille Madame Royale, née en 1778, alors qu'ils s'attendent à sa déception de ne pas avoir un héritier mâle. Quel contraste avec le sort réservé à ses tantes, filles cadettes de Louis XV, éloignées dès le berceau à l'abbaye de Fontevraud ! Les princesses ne sont rappelées à la cour qu'à l'âge de quinze ans, Madame Thérèse y meurt à huit ans en 1744 sans revoir sa famille.

De toute l'Europe arrivent des lettres demandant à Rousseau des consultations pédagogiques. Le prince Frédéric-Eugène de Wurtemberg, lié aux familles régnantes de Prusse et de Wurtemberg, libertin repenti converti aux vertus du bonheur familial, adresse chaque semaine à Rousseau un journal détaillé du développement de sa fille Sophie, née en octobre 1759. Il tient Rousseau comme le modèle des éducateurs, la similitude des prénoms avec la compagne d'Émile n'est sans doute pas une coïncidence.

Cette nouvelle mode culturelle de la mise en pratique des principes éducatifs de l'Émile donne parfois lieu à des excès ridicules. Heureusement certains parents déconcertés s'en remettent au final au bon sens de leur propre jugement. Johann Pestalozzi, éducateur pédagogue suisse, met scrupuleusement en pratique les principes de l'Émile dans l'éducation de son fils Jakob. L'expérience s'avère catastrophique, le petit Jakob, né en 1770, déjà fragile de nature, est dévasté par le comportement de ce père tantôt libéral à l'extrême, tantôt tyran. Pestalozzi adapte sa méthode et consacre sa vie à l'éducation des enfants pauvres, filles et garçons ; il ouvre avec succès une école pour les enfants sourds-muets.

Émile n'est en aucun cas un guide pratique, même s'il fourmille de recettes et remarques sensées qui ont su inspirer les pédagogues d'hier et d'aujourd'hui. L'intention de Rousseau n'est pas de faire oeuvre pratique à appliquer, mais que ses contemporains prennent conscience de leurs erreurs en matière d'éducation du jeune enfant. L'essentiel est le débat social que sa méthode suscite.

Si l'éducation à la Jean-Jacques rencontre ce phénoménal succès, c'est qu'elle correspond à une évolution de la cellule familiale apparue dès les années 1750. « Plusieurs écrivains avaient dit avant lui des vérités que lui seul a gravées dans le cœur de ses lecteurs », écrit l'abbé de Véri, diplomate proche de Louis XVI, dans son Journal, « C'est à lui que les enfants doivent les douceurs que le ton général a mis dans leur éducation. […] Jean-Jacques Rousseau est venu changer toutes les idées et toutes les méthodes par une persuasion à laquelle personne n'a su résister ». Selon Élisabeth Badinter, « Émile est le coup d'envoi de la famille moderne fondée sur l'amour maternel ».

▲à g. : Le Déjeuner, par François Boucher, 1739
Musée du Louvre, Paris sur Agence photographique de la RMN
au centre : Portrait de groupe, par François-Hubert Drouais, 1756
National Gallery of Art, Washington
à dr. : Scène de la vie familiale, par Willem Joseph Laquy, vers 1790

▲Portrait de Marc Étienne Quatremère et sa famille, par Nicolas-Bernard Lépicié, 1780
Musée du Louvre, Paris sur Agence photographique de la RMN

Oui, son arrivée fera notre bonheur, par Philibert Louis Debucourt, vers 1796
La planche montre la joie du foyer lors du retour paternel,
l'épouse tient son enfant comme un présent offert à son mari.
extrait de l'exposition BnF Lumières ! Un héritage pour demain

Cette image nouvelle de l'enfance est relayée par les peintres. Elle bouleverse la hiérarchie des genres artistiques, rehaussant les représentations de la vie quotidienne au niveau de la peinture d'histoire. Le portrait d'enfant ou le portrait de famille autour de l'enfant devient un thème majeur de la peinture. Ces portraits sont la marque de cette découverte de l'enfance et de l'attention que la société accorde désormais à ses enfants choyés et désirés. L'Émile de Rousseau révolutionne la pédagogie, il fait évoluer le statut de l'enfant, même si le modèle ne se diffuse que très lentement. Aujourd'hui encore, les controverses polémiques qu'il suscite n'ont rien perdu de leur actualité.

(à suivre : Tricentenaire Jean-Jacques Rousseau (2) : L'influence de l'Émile sur l'habillement des enfants au XVIIIe siècle)

9 commentaires:

  1. Je reste comme toujours béate d'admiration devant la richesse et la pertinence de l'iconographie !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour le compliment !

      Je soigne en effet l'iconographie, d'autant que Les Petites Mains ont de nombreux lecteurs étrangers. J'essaie de faire en sorte que les illustrations éclairent et appuient les propos du texte. C'est beaucoup de travail ! Mais rechercher l'image adaptée est comme une chasse au trésor, cela me permet aussi de découvrir des choses nouvelles et d'approfondir mes connaissances.

      Supprimer
  2. BRAVO!!! J'aimerais vraiment vous remercier d'avoir créer ce site, vous pouvez être sûre que je vais en parler!!! je suis étudiante en DMA COSTUMIER et j'ai en ce moment un dossier à faire sur le corps baleiné et je voulais faire une parenthèse sur les enfants et bingo je tombe sur vous, mille merci je vais le mettre ne source comme ca ma prof le verra, c'est toujours très enrichissant de tomber sur des éléments sérieux comme vous en fournissez. De plus j'ai découvert tous pleins d'expos dont je n'étais pas au courant donc c'est super =) encore Merci
    Sophie

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci, Sophie, pour cet encouragement enthousiaste !

      Je vous souhaite du succès dans vos études. N''hésitez pas à revenir.

      Supprimer
  3. merci pour votre contribution a la recherche

    RépondreSupprimer