12 juillet 2012

Tricentenaire Jean-Jacques Rousseau (2) : L'influence de l'Émile sur l'habillement des enfants


Sous l'influence des philosophes, comme Jean-Jacques Rousseau et son Émile, ou De l'éducation qui connaît un succès fulgurant, un nouveau sentiment d'enfance apparaît dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. L'enfant est désormais le centre de toutes les attentions, placé au cœur de la famille dont les liens se resserrent autour de lui. Ces liens affectifs régénèrent la famille, et à travers elle la société future telle que l'idéalisent les Lumières. [Lire sur Les Petites Mains, L'Émile ou l'émergence d'un nouveau sentiment d'enfance au XVIIIe siècle].

▲Le thé au jardin, par George Morland, 1790
Tate Britain, Londres

Cette nouvelle perception de l'enfance est à l'origine de règles de soins et d'habillement inédites, plus adaptées aux nourrissons et aux enfants, dans un souci de liberté et de confort. Elle est renforcée par la mode de l'anglomanie, l'adoption des modes anglaises, plus simples et plus décontractées que l'habit à la française. L'aristocratie anglaise est plus active que l'aristocratie française soumise aux rigueurs de l'étiquette. L'Angleterre a une longueur d'avance dans la technique et le commerce du textile, au moment où la mode des cotonnades, des indiennes aux mousselines, fait fureur dans toute l'Europe. Les nouvelles modes enfantines des Lumières concernent tous les enfants : bébés, filles, garçons.

Supprimer l'« extravagante et barbare » pratique de l'emmaillotement

« Observez la nature, et suivez la route qu'elle vous trace », voilà résumé le message de l'Émile. Rousseau se prononce contre l'emmaillotement des nourrissons, reprenant à son compte les arguments du philosophe anglais John Locke. Ce n'est en effet qu'à partir du XVIIIe siècle que les détracteurs du maillot, dont Rousseau et Buffon, commencent à se faire entendre. « Au moment où l’enfant respire en sortant de ses enveloppes, ne souffrez pas qu’on lui en donne d’autres qui le tiennent plus à l’étroit. Point de têtières, point de bandes, point de maillot » écrit Rousseau.

« Leurs premières voix dites-vous sont des pleurs ? Je le crois bien : vous les contrariez dès leur naissance ; les premiers dons qu'ils reçoivent de vous sont des chaînes, les premiers traitements qu'ils éprouvent sont des tourments. Ils crient du mal que vous leur faites : ainsi garrottés vous crieriez plus fort qu'eux. » On ne saurait lui donner tort, quand on observe la pratique du maillot très serré qui n'a guère changé depuis le Moyen Âge.

▲à g. : Le Nouveau-né (détail), par Georges de La Tour, XVIIe siècle
Musée des Beaux-Arts, Rennes sur Wikipedia
à dr. : L'Adoration des Bergers (détail), par Georges de La Tour, XVIIe siècle
Musée du Louvre, Paris sur Agence photographique de la RMN

▲à g. : L'Hiver (détail), par Giuseppe Gambarini, 1721
Pinacothèque Nationale, Bologne sur Wikipedia
à dr. : Bande d'emmaillotement, France, première moitié du XVIIIe siècle
Victoria and Albert Museum, Londres

▲Jeune mère faisant la toilette à son enfant, XVIIIe siècle
La grande sœur fait sécher la couche, qui est réutilisée sans être lavée.
BnF, Paris

▲Sancho et la marchande de noisettes (détail), par Charles Joseph Natoire, 1735-1744
Château de Compiègne sur Agence photographique de la RMN

Jugez plutôt. Pour emmailloter le bébé, on commence par placer sous les aisselles des linges pour absorber la transpiration. On plaque les bras du bébé serrés le long du corps, on croise sur la poitrine et le ventre de l'enfant, les uns après les autres, les linges qui servent de couches absorbantes, et le lange. Puis on tient bien serré les jambes droites parallèles l'une contre l'autre, parfois à l'aide d'une planche de bois, et on les enferme dans des langes de tissu. On maintient le tout avec une longue bande de toile qui immobilise le petit corps tel un paquet ficelé, des pieds aux épaules. Le bébé des milieux aisés porte encore par-dessus des langes de parade en étoffe précieuse rebrodée, en mousseline ou en dentelle [Lire sur Les Petites Mains, Mode enfantine et luxe, La layette]. Inutile de préciser que la nourrice ne renouvelle pas l'opération de démaillotement - emmaillotement plusieurs fois par jour. J'ai lu dans des ouvrages d'histoire du costume que certains bébés étaient changés à peine une fois par semaine, mais j'ai du mal à y croire ! Seuls les bébés royaux et princiers ont droit à une « remueuse » dont c'est la tâche exclusive.

Sur la tête du nourrisson, un premier bonnet, appelé béguin, protège jour et nuit la fontanelle, l'écorce de crasse est considérée comme protectrice. Par-dessus le béguin, il porte un second bonnet de coton ou de laine, selon la saison, puis une cornette (au XVIIe siècle) ou plus tard un troisième bonnet de dentelle. Dans les premiers jours, une têtière s'attache au maillot à chaque épaule, qui maintient droite sa tête jusqu'à ce qu'il soit assez fort pour la tenir seul. Ce n'est qu'après un mois à huit semaines que les bras sont progressivement libérés du maillot le jour, mais pas la nuit. Le bébé revêt sa première robe vers huit mois, composée d'un corset baleiné, d'un jupon et d'un tablier.

« Quand il commence à se fortifier, laissez-le ramper par la chambre ; laissez-lui développer, étendre ses petits membres ; vous les verrez se renforcer de jour en jour. Comparez-le avec un enfant bien emmailloté du même âge ; vous serez étonné de la différence de leurs progrès » ajoute justement Rousseau. Il remarque aussi qu'on couvre trop les nouveau-nés alors qu'ils se défendent mieux du froid que de la chaleur.

▲à g. : Béguin chrémeau (qui a reçu les huiles saintes du baptême) en coton, XVIIIe siècle
Musée de la Vie Bourguignonne Perrin de Puycousin, Dijon sur Base Joconde
au centre : Portrait de Sophie Béatrice de France, par Élisabeth Louise Vigée-Lebrun, 1786, sur Wikipédia
à dr. : Bonnet, vers 1780, Nationalmuseet, Copenhague

▲Le prince électeur Auguste III de Saxe enfant, par Anton Raphael Mengs, 1763-1764
Staatliche Gemälde, Dresde sur Agence photographique de la RMN

▲Madame Privat de Molières et ses filles (détail), par Antoine Raspal, 1775-1780
Museon Arlaton, Arles

Les bébés anglais cessent d'être emmaillotés au bout de quelques semaines dès 1820, du moins dans les classes aisées et urbaines. Mais la coutume est tenace en France, et on ne doit pas se fier aux nombreuses représentations idéalisées de bébés nus. Il faudra attendre le début du XXe siècle – et même le milieu du siècle dans les régions rurales – pour voir adopter les « langes anglais ». Les historiens et les sociologues l'expliquent par la prédominance de la culture paysanne en France, qui donne au maillot une fonction civilisatrice : il est censé permettre le développement bien droit du corps mou et inachevé du bébé afin qu'il marche plus tard sur ses deux jambes et non à quatre pattes comme l'animal. De plus, le maillot facilite le portage du bébé et le tient au chaud. Le lange est économique, il grandit avec l'enfant.

La tenue des bébés va néanmoins s'assouplir à partir du XVIIIe siècle. Le temps d'emmaillotement serré se raccourcit, la planche en bois qui maintient les jambes droites est abandonnée. Ils sont vêtus d'une chemise, d'un corset léger, d'une brassière de coton, d'une brassière de laine, d'une couche de toile et d'un lange de flanelle, de laine ou de coton molletonné souple, les bandelettes ne concernent plus que les jambes. En quelque sorte, le haut constitué d'une chemise et de brassières est à l'anglaise. Par-dessus, calés sous les aisselles, couches et langes enveloppent le bas du corps à la française. Les bébés privilégiés sont baignés tous les jours. On commence seulement à réaliser que la propreté est une des conditions d'une bonne santé. Rousseau préconise un bain froid et revigorant dès les premiers mois de la vie.

Le vêtement idéal d'Émile

Rousseau n'apprécie guère l'habit à la française à la mode dans la première moitié du XVIIIe siècle. Il va sans dire qu'il est un ennemi déclaré du corset. « L'habillement français, gênant et malsain pour les hommes, est pernicieux surtout aux enfants. »

[…] « Ce qu'il y a de mieux à faire, est de les laisser en jaquette [robe] aussi longtemps qu'il est possible, puis de leur donner un vêtement fort large, et de ne se point piquer de marquer leur taille, ce qui ne sert qu'à la déformer. Leurs défauts du corps et de l'esprit viennent presque tous de la même cause ; on les veut faire homme avant le temps. » Il en est de même du corps et de l'esprit, il faut rester proche de la nature et respecter le rythme de l'enfant.

Corps [corset] à baleines pour enfant, 1750-1760
Museon Arlaten, Arles sur Base Joconde

▲Servante habillant des enfants, par Pierre-Louis Dumesnil, vers 1730
Musée Carnavalet, Paris
(J'ai découvert cette image grâce à l'excellent blog Le Divan fumoir bohémien,
l'auteur en fait ici une lecture personnelle très sensible)

Je me mets à rire, tout le monde rit, et l'enfant rit comme les autres.
Illustrations de L'Émile, XVIIIe siècle, BnF, Paris

▲Robe ou jaquette pour bébé ou jeune enfant en coton imprimé, Angleterre, vers 1750
Simple et de couleur gaie, elle aurait plu à Émile (voir illustration ci-dessus).
Victoria and Albert Museum, Londres

▲La lingère, par Hubert Robert, 1761
C'est par commodité que l'enfant est enrobé aussi longtemps qu'il n'est pas propre.
Sterling et Francine Clark Institute, Williamstown sur le blog Grillon du foyer

Après une prime enfance où il n'a porté « ni langes ni bonnets », Émile continue de grandir libre de ses mouvements. Il reçoit des vêtements confortables qui lui permettent de faire de l'exercice. Il ne change pas de garde-robe selon les saisons, et porte « l'hiver ses habits d'été, comme les gens laborieux ». Mais il donne son avis pour les coloris : « il y a des couleurs gaies et des couleurs tristes : les premières sont plus du goût des enfants ; elles leur siéent mieux aussi ; et je ne vois pas pourquoi l'on ne les consulterait pas en ceci des convenances si naturelles […] ».

La robe blanche des petits enfants et des filles

C'est encore d'Angleterre qu'arrive la mode, à partir des années 1750-1760, d'une tenue plus conforme à la simplicité pastorale à la Jean-Jacques, inspirée aussi par les portraits de Van Dyck, dont on redécouvre l'oeuvre peinte et les robes de satin blanc. Les bébés et les petits enfants, filles et garçons, se mettent à porter une robe blanche confortable, montée d'une pièce – en fourreau – droite et froncée à la taille, avec une simple coulisse à l'encolure. Fermée dans le dos, elle est agrémentée d'une large ceinture de satin de soie colorée, le plus souvent rose ou bleue. Cette robe, longue pour les bébés, raccourcie pour les jeunes enfants, apparaît en France vers 1750. Le premier portrait connu d'enfant portant cette tenue est celui dit d'Alexandrine Lenormant d'Etiolles, fille de la marquise de Pompadour, par François-Hubert Drouais, en 1750-1751.

▲Petite fille en robe blanche dite Alexandrine Le Normant d'Etiolles,
fille de la marquise de Pompadour, par François-Hubert Drouais, 1750-1751
Musée Cognacq-Jay, photo Aglaé sur Flickr

▲à g. : Portrait de deux sœurs, par Carl Ludwig Christineck, 1772
Musée d'Art national de la République de Biélorussie, Minsk sur Wikipaintings
à dr. : Robe d'enfant en fourreau, 1775-1780
Nationalmuseet, Copenhague

▲à g. : Portrait de la princesse Louise Augusta du Danemark enfant, par Helfrich Peter Sturz, 1771
Château de Rosenborg sur Wikipedia
au centre : Robe de bébé en coton blanc, vers 1796, Wisconsin Historical Museum, Madison
à dr. : Portrait d'Amelia d'Angleterre, par John Hoppner, 1785
The Royal Collection sur Wikipedia

▲à g. : Les enfants Sackville, par John Hoppner, 1797
The Metropolitan Museum of Art, New York sur Wikimedia Commons
à dr. : Robe de fillette en mousseline brodée, Angleterre, vers 1813
Victoria and Albert Museum, Londres

▲à g. : Master John Heathcote, par Thomas Gainsborough, 1770
National Gallery of Art, Washington
à dr. : Master Hare, par Joshua Reynolds, 1788-1789
Musée du Louvre sur Wikimedia Commons
Les deux enfants représentés sont des garçons.

▲à g. : Portrait de Frederick Cooper, par Nathaniel Dance-Holland, fin XVIIIe siècle
Ne vous fiez pas aux boucles blondes, à la robe blanche et au noeud rose de la taille,
aux XVIIIe et XIXe, les petits garçons de moins de quatre ans portent la robe.
au centre et à dr. : Robe d'enfant en mousseline des Indes brodée au point de Beauvais, 1770-1780
Museon Arlaten, Arles sur Base Joconde

▲à g. : Portrait de la famille Copley (détail), par John Singleton Copley, 1776
National Gallery of Arts, Washington sur Wikipedia
à dr. : Robes de fillette en mousseline de coton blanc et jupons colorés, 1798, Livrustkammaren, Stockholm
Album Livrustkammaren par Johanni sur Flickr

▲à g. : Robe fillette en mousseline de coton blanc, ceinture et jupon verts, 1798
Livrustkammaren, Stockholm, par Johanni sur Flickr
à dr. : Portrait de Marianne Holbech, par George Romney, 1781-1782, Philadelphia Museum of Art

▲à g. : Portrait de fillette, par John Hoppner, 1790, sur le blog Jane Austen World
à dr. : Portrait de Anna Dorothea Foster et Charlotte Anna Dick, par Gilbert Stuart, 1792, sur wahooart

Légère, taillée dans du linon ou du coton blanc facile d'entretien, ou dans une fine mousseline, elle laisse parfois voir en transparence un jupon de couleur. Portée d'abord par les bébés, les très jeunes garçons et les fillettes de moins de quatre ans, la mode va ensuite s'étendre aux fillettes plus grandes, qui abandonnent corps [corset] et paniers et continuent de porter leur robe de bébé.

Les fillettes ne copient plus la garde-robe de leurs mères. Pour la toute première fois dans l'histoire de la mode, le phénomène va même s'inverser : dans les années 1780, les femmes empruntent à leurs enfants cette légère robe en gaulle [Lire sur Les Petites Mains, Mode adulte - mode enfant : la robe blanche]. Les enfants vont garder cette tenue toute la seconde moitié du XVIIIe siècle – et au-delà.

Le costume en matelot des garçonnets

L'étape où le petit garçon quitte sa robe – entre trois et six ans au début du siècle – est un moment important de sa vie d'enfant. Dans la seconde moitié du XVIIIe, ce moment charnière se brouille au fur et à mesure que la société modifie sa perception de l'enfance. Cela se traduit par l'arrivée d'un nouveau vêtement destiné aux garçonnets, intermédiaire entre la tenue à la bavette [la robe] des petits et et la culotte et les chausses [bas] des hommes : c'est le costume en matelot.

▲à g. : Portrait d'enfant jouant au yoyo ou émigrette, vers 1790
Musée Leblanc-Duvernoy, Auxerre sur Musées de Bourgogne
à dr. : Frac à col rabattu et pantalon à pont à la matelot portés par le Dauphin au Temple, vers 1792
Catalogue d'exposition La Mode et l'Enfant 1780... 2000, 2001
Musée Galliéra, Musée de la Mode de la Ville de Paris
[Lire sur Les Petites Mains, Mes sources]
(Ces deux pièces, conservées comme des reliques,
proviennent de deux sources différentes, ce qui explique leur différence de ton)

▲Le premier Dauphin Louis-Joseph-Xavier, né en 1781, habillé en matelot,
détails de portraits de Marie-Antoinette, reine de France et ses deux premiers enfants
à g. : d'après Adolf Ulrik Wertmüller, 1785
à dr. : par Élisabeth Louise Vigée Lebrun, 1789
Château de Versailles et Trianon, sur Agence photographique de la RMN

▲à g. : Les enfants Godsal, par John Hoppner, 1789, The Huntington Library
à dr. : Costume en matelot [en anglais : skeleton suit], Irlande, 1789-1792
Royal Ontario Museum, Toronto sur Wikimedia Commons

▲à g. : Costume en matelot, vers 1770, Nationalmuseet, Copenhague
à dr. : Les enfants Cavendish, par Sir Thomas Lawrence, 1790
Städel Museum, Frankfurter-am-Main
L'aîné, William a sept-huit ans, il porte l'habit dégagé avec la culotte, très proche de celui des hommes ;
le benjamin, George, a cinq-six ans, il porte le costume en matelot avec pantalon ;
le bébé, Anne, est une fille, elle a trois ans et porte la robe blanche
qui habille aussi les petits garçons de son âge.

▲à g. : Habits en matelot, 1795-1805, Münchner Stadtsmuseum, Münich
Catalogue d'exposition La Mode et l'Enfant 1780... 2000, 2001
Musée Galliéra, Musée de la Mode de la Ville de Paris
[Lire sur Les Petites Mains, Mes sources]
à dr. : Les enfants Bowden, par John Hoppner, 1803 sur Wikimedia Commons

Le costume en matelot est constitué d'un frac ou d'une veste droite, d'où sort une collerette plissée en lingerie et, ce qui constitue une grande nouveauté, d'un pantalon long à pont, alors seulement porté par les gens du peuple et de la mer – d'où son nom : en matelot ou encore à la marinière. On peut donc affirmer que les premiers sans-culottes sont des garçonnets, et c'est bien là une « révolution » vestimentaire. Blanc, ou de teinte pastel, ce costume peut être en taffetas de soie ou en toile de coton. Une large ceinture, souvent en satin, drape la taille assez haute. Le costume à la matelot apparaît vers 1780, il devient la tenue classique d'une enfance aristocrate entre 1790 et 1830. En France, la reine Marie-Antoinette est la première à l'adopter pour vêtir le premier Dauphin Louis-Joseph-Xavier, né en 1781.

Les garçonnets portent le costume à la matelot entre trois et sept ans. Le pantalon descend de la mi-jambe à la cheville. Des fronces à l'arrière rendent le fessier plus ou moins volumineux. Vers les années 1800, le frac se raccourcit en spencer porté boutonné au pantalon. Les Anglais l'appellent skeleton suit. Le costume en matelot est l'ancêtre direct de l'autre grand succès de la mode enfantine, le costume marin, qui apparaît en France vers 1850. J'ai déjà parlé de ces sujets sur Les Petites Mains [Lire Costume marin (1) Le costume en matelot et La culotte des garçons]

▲Lord Willoughby de Broke, et sa famille au petit déjeuner à Compton Verney, par Johann Zoffany, 1766
Album Ed Bierman sur Flickr

▲Lady Smith (Charlotte Delaval) et ses enfants (George Henry, Louisa, et Charlotte), par Joshua Reynolds, 1787
The Metropolitan Museum of Art, New York


La mode est un phénomène extrêmement complexe, qui trouve sa source et son inspiration dans la pensée politique, les phénomènes sociaux, les avancées techniques et scientifiques, les stratégies économiques, les changements démographiques, la vie artistique et culturelle, les coutumes locales, etc. Les deux objectifs de ce blog sont la promotion de la mode et du costume comme patrimoine national, et une tentative d'éclairage des mécanismes de mode qui m'ont captivée dans mon métier de styliste, à l'affût des fameuses « tendances ». Parce qu'il est un élément de différenciation entre les classes sociales, les métiers, les pays, les personnes, le vêtement est une des clés de la petite histoire, miroir de la grande Histoire. Avec cet article sur l'influence des idées de Jean-Jacques Rousseau sur la mode enfantine, on est au cœur du sujet !


6 juillet 2012

Tricentenaire Jean-Jacques Rousseau (1) : Émile ou l'émergence d'un nouveau sentiment d'enfance au XVIIIe siècle



Je vous ai souvent parlé ici de Jean-Jacques Rousseau et de sa contribution à l'apparition d'un nouveau sentiment d'enfance au XVIIIe siècle, à travers la publication et l'immense succès de son Émile, ou De l'éducation. Alors que l'Europe fête le tricentenaire de sa naissance, c'est l'occasion de vous parler plus longuement des idées novatrices de Rousseau en matière d'éducation. Effet moins connu de l'influence de sa pensée, cette perception nouvelle de l'enfant comme une personne différente de l'adulte aura des conséquences très concrètes sur l'habillement des enfants, ce sera le sujet d'un prochain article.

1762, parution de l'Émile, ou De l'éducation

Rousseau considère que tous les malheurs des hommes – ceux de Jean-Jacques en particulier ! – sont dus à la société corrompue par la civilisation, à laquelle il oppose les vertus d'une vie plus proche de la nature. Il a déjà proposé une conception naturelle de la famille dans son roman La Nouvelle Héloïse (1761) et de la société dans le Contrat Social (1762). C'est donc en toute logique qu'il entreprend d'exposer les principes d'une éducation nouvelle de l'enfant, conforme à la nature.

▲à g. : Portrait de Jean-Jacques Rousseau à 41 ans, par Maurice Quentin de La Tour, 1753
Musée d'Art et d'Histoire, Genève, sur wikipedia commons
à dr. : Première page du manuscrit de Émile, ou De l'éducation, sur Gallica BnF Paris

▲Première édition de Émile, ou De l'éducation de Jean-Jacques Rousseau, Tome I, 1762
sur Gallica BnF Paris

Écrit entre 1757 et 1760, Émile, ou De l'éducation paraît au printemps 1762. Ce gros ouvrage de plusieurs centaines de pages est divisé en cinq livres qui correspondent chacun à une phase du développement physique et moral (de la naissance au mariage) d'Émile, un orphelin – riche et noble, tout de même – élevé depuis sa prime enfance par un gouverneur.

Émile est un personnage purement imaginaire. Les circonstances de sa vie n'auraient pas pu être produites réellement par la société de son époque. C'est une mise en scène de l'auteur pour exposer son projet pédagogique. Il s'agit de fait plus d'un discours sur la nature humaine que d'un discours sur l'éducation.

Le contexte historique et social

Depuis les années 1640-1720, l'Église en pleine Contre-Réforme diffuse, via la dévotion à l'Enfant Jésus, l'idée que les enfants sont des créatures innocentes protégées de Dieu, que leurs parents et la société ont envers eux des devoirs moraux. Certains éducateurs proposent des méthodes qui prennent déjà en compte la spécificité des étapes successives de l'enfance.

▲Vierge à l'enfant emmailloté,
Musée du Louvre sur Agence photographique de la RMN

▲L'Arrivée des nourrices, attribué à Étienne Jeaurat, milieu du XVIIIe siècle
Musée municipal de Laon, sur Agence photographique de la RMN

▲La visite à la nourrice, par George Morland, vers 1788 The Fitzwilliam Museum, Cambridge

▲Retour de nourrice, par Marie-Joseph Flouest,
Château-Musée de Dieppe sur Agence photographique de la RMN

Jusqu'à la moitié du XVIIIe siècle, l'enfant vit peu avec sa famille. Il est mis en nourrice dès la naissance, jusqu'au sevrage vers deux ou trois ans, il y reste parfois un ou deux ans de plus. Lorsqu'il vit dans la demeure familiale, il est logé séparément avec sa gouvernante, puis son valet ou son précepteur. Il ne voit ses parents que quelques heures par jour, lorsqu'il est appelé auprès d'eux. Entre huit et dix ans, il part pour le collège ou le couvent, qu'il ne quittera qu'après cinq ou six ans pour être fiancé. Le voilà adulte. Le rôle de la famille dans le processus de socialisation de l'enfant est faible. Dans la ligne de la tradition protestante – mère nourricière, père précepteur – Rousseau exhorte les parents à ne pas confier l'éducation de leurs enfants à des « mercenaires » : « Ne t'y trompe point ; ce n'est pas un maître que tu lui donnes, c'est un valet. Il en formera bientôt un second ».

▲L'Amour paternel, par Jean-Charles Levasseur (graveur), d'après Étienne Aubry, XVIIIe siècle
Musée Boucher de Perthes, Abbeville sur Base Joconde

▲à g. : Le Jeune Écolier, par Nicolas-Bernard Lépicié, vers 1775-1780, Museum of Fine Arts, Boston
à dr. : La Gouvernante, par Jean-Siméon Chardin, 1739, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa

▲Le révérend Randall Burroughes et son fils Élis, par Johan Zoffany, 1769
Musée du Louvre sur Agence photographique de la RMN

▲à g. : La Leçon de lecture, par Louis Aubert, XVIIIe siècle, Musée de Picardie, Amiens
à dr. : L'Enfant en pénitence, par Nicolas-Bernard Lépicié, XVIIIe siècle Musée des Beaux-Arts, Lyon
sur Agence photographique de la RMN

Au cours du XVIIIe siècle, la société de type aristocratique à la légitimité fondée sur l'art de faire la guerre se mue progressivement en une société « bourgeoise », sous l'influence grandissante d'une classe moyenne commerçante et industrielle. Ces bourgeois actifs cherchent à se vêtir dans le confort plutôt que dans l'ostentation. L'autorité du père lointain et redouté passe du droit de vie et de mort sur ses enfants au devoir de les aimer et de les éduquer. La famille se resserre et s'organise autour des enfants, qui représentent peu à peu un investissement éducatif décisif.

Dans le contexte de pensée humaniste des Lumières, l'ignominie de l'effrayante mortalité infantile trouble les consciences. En France, un enfant sur quatre meurt avant sa première année, un enfant sur deux avant dix ans. Le solde démographique est négatif dans les villes en 1750. La « conservation » et l'éducation des enfants en bas âge devient un souci politique majeur dans toute l'Europe. Une abondante littérature sur le sujet existe déjà du temps de Rousseau, écrite par des médecins, des philosophes, des clercs, des utopistes, poètes, des pédagogues et autres « savants ».

L'Émile s'inscrit dans ce courant et lui doit une part de son succès. Rousseau s'inspire entre autres de Montaigne, des encyclopédistes Étienne Bonnot de Condillac (Traité des sensations, 1754) et Claude-Adrien Helvétius (De l'homme, parution posthume en 1773). Il reconnaît l'influence du philosophe anglais John Locke, qui a publié dès 1692, Pensées sur l'éducation [Some Thoughts concerning education], dix-neuf fois réédité avant 1761. Les principes éducatifs de Locke sont fondés sur une plus grande liberté accordée aux enfants, sur le dialogue et le jeu, la valeur de la curiosité ; ils bannissent les châtiments corporels.

Comment éduque-t-on les enfants dans la première moitié du XVIIIe siècle ?

L'éducation et la scolarité des enfants concernent principalement les enfants des classes aristocratiques et bourgeoises. Les familles capables d'assumer des fonctions éducatrices sont rares, surtout dans les classes populaires. Quelques écoles paroissiales et charitables, tenues par des congrégations enseignantes, ont pris le relais du curé qui enseignait le catéchisme. Elles sont obligatoirement approuvées par l'Église. Elles dispensent gratuitement aux enfants pauvres une instruction élémentaire (lire, écrire, compter) en prolongement du catéchisme qui reste l'objectif prioritaire. En empêchant les enfants de traîner dans les rues, elles participent à l'ordre social. Les écoles de frères se multiplient entre 1724 et 1777.

▲à g. : Le Départ pour l'école, par Jacobus Buys, 1782, Rijksluseum, Amsterdam
à dr. : Le petit maître d'école, par Jean-Jacques de Boissieu, 1770

▲Le grand maître d'école, par Jean-Jacques de Boissieu, 1780
The Metropolitan Museum of Art, New York

Chez les frères des Écoles chrétiennes, dont le fondateur est Jean-Baptiste de La Salle, les enfants sont admis à partir de six ans. Les méthodes pédagogiques sont adaptées aux âges de l'écolier. La lecture s'apprend en langue maternelle et non en latin. On apprend à écrire en deux ans, à partir de l'âge de dix ans. La journée est ritualisée et alterne leçons et prières. Les classes accueillent cinquante à soixante élèves, l'espace est organisé selon le type d'activités et le niveau des élèves. Ces écoles qui reçoivent les enfants pauvres sont urbaines, alors que la population est majoritairement rurale. La classe est assurée par un maître d'école ou préfet qu'on ne nommera instituteur qu'après la Révolution.

▲à g. : Monseigneur l'abbé Coco faisant un tour de promenade au jardin du Roi
avant dîner avec son élève, XVIIIe siècle
à dr. : L'Enfance, par Jacques Béléchou (graveur), d'après Michel-François Dandré-Bardon, 1744
sur gallica.bnf.fr

▲à g. : La sortie du collège, par Augustin de Saint-Aubin, XVIIIe siècle
Musée du Louvre sur Agence photographique de la RMN

▲La Visite à la pension, par George Morland, vers 1788
Wallace Collection, Londres sur Agence photographique de la RMN

Les milieux aisés préfèrent le système du préceptorat avant d'envoyer leurs enfants au collège, en pensionnat, vers l'âge de sept ans. Jésuites, jansénistes et protestants rivalisent pour former le futur adulte dans le respect de Dieu. La « règle d'études » jésuite (grammaire, humanités, rhétorique, philosophie) connaît un grand succès. Les pensionnats se développent en Europe. Dans les classes, on enseigne les langues anciennes, dans les chambres, diverses disciplines dispensées par des préfets spécialisés ; les élèves sont rassemblés par âge dans un dortoir pour apprendre l'histoire, la géographie, les mathématiques, le blason... S'y ajoutent les leçons des maîtres des arts d'agrément : écriture, dessin, musique, danse, armes, langues étrangères... Les préfets sont des prêtres qui s'assurent du bon déroulement de la discipline et des études. Ces pensionnats, d'abord réservés à une élite aristocratique, se « démocratisent » peu à peu.

▲à g. : L'École des garçons
La férule est un instrument d'environ trente centimètres.
Il est fait de deux morceaux de cuir cousus ensemble.
Le maître s'en sert pour frapper la paume de la main du « mauvais » écolier
(de préférence la main gauche qui n'écrit pas !).
à dr. : L'École des filles
par Hubert-François Gravelot, vers 1750, BnF, Paris

La Civilité honnête pour les enfans
Les civilités sont des manuels scolaires qui apprennent aux enfants
les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne.
Ultraconformistes, ils sont le reflet d'une société figée.
Ils durent de 1530 – la première est écrite par Érasme – à la fin du XIXe siècle.

▲Méthode de lecture Rôti-cochon
Célèbre car rééditée à la fin du XIXe siècle, cette méthode est représentative
des livres illustrés du XVIIIe siècle, conçus pour intéresser l'élève.

Deux courants éducatifs s'opposent, l'un hérité de la tradition du XVIIe siècle de Pascal et Bossuet, l'autre plus « éclairé », dans l'esprit nouveau des Lumières. Pour les premiers, l'enfance est le moment favorable pour apprendre les règles et les structures du monde des adultes. L'enseignement est fondé sur une certaine méfiance envers les sens et les sentiments et une forme de stoïcisme appliqué aux enfants. La discipline est parfois rude, qui n'exclut pas les châtiments corporels. On estime que l'enfant a plus besoin d'exemples que de cajoleries.

Pour les seconds, ils convient de reconnaître à l'enfant des règles et des valeurs différentes de celles des adultes. Ils donnent au jeu une valeur éducative, encouragent la curiosité enfantine et recommandent de laisser plus de liberté aux enfants. Ils valorisent le lien affectif qui selon eux régénère la famille, et à travers elle toute la société. Ces deux tendances s'affrontent tout au long du XVIIIe siècle, avec le recul progressif de l'éducation rigoriste et austère. Peu de pédagogues vont aussi loin que la radicalité de l'éducation « négative » de Rousseau, qui restreint au strict nécessaire l'intervention de l'éducateur dans le monde de l'enfant.

Que dit l'Émile ?

«On ne connait point l’enfance» dit Rousseau dans l’introduction de l'Émile. Il affirme que dans ce livre, il ne fait que proposer ses idées. Le cycle complet de l'éducation d'Émile comporte quatre périodes.

Chacun respecte le travail des autres, afin que le sien soit en sûreté
illustration de l'Émile, par Pierre Philippe Choffard (graveur) d'après Jean-Michel Moreau le Jeune, 1778

Courons vite : l'astronomie est bonne à quelque chose
illustration de l'Émile, par Noël Le Mire (graveur) d'après Jean-Michel Moreau le Jeune, 1778

▪ La première, jusqu'à cinq ans, doit favoriser l'épanouissement physique de l'enfant et fortifier le corps sans contrainte. La prise de contact avec le monde se fait par les sens, au gré de la nature.

▪ Lors de la deuxième période, de cinq à douze ans, Émile joue et épanouit « son corps, ses organes, ses sens, ses forces » et son caractère au contact des réalités naturelles, dans « une liberté bien réglée », sans intervention active de son précepteur. Il ne faut pas devancer l'évolution naturelle et savoir « perdre du temps », « il n'apprend rien, pas même des fables ! »

▪ Le précepteur intervient plus directement lors de la troisième période, de douze à quinze ans. Par les leçons de choses, par l'expérience et l'observation de la nature, par les voyages, Émile s'initie à la physique, la chimie, l'astrologie, la géographie, de façon utilitaire et pratique. Pour se préparer à la vie sociale, il apprend un métier manuel.

▪ La quatrième période est l'âge des passions, de quinze à vingt ans. Émile reçoit une éducation morale et religieuse. On lui fait découvrir les philosophes, et Dieu dans la nature, sans idolâtrie. On canalise ses « passions naturelles » et son éveil au désir sur des valeurs positives comme la pitié, la sympathie, l'amitié, la charité. Digne et modeste, il est prêt à entrer dans le monde.

Un violent exercice étouffe les sentiments tendres
illustration de l'Émile, par Noël Le Mire (graveur) d'après Jean-Michel Moreau le Jeune, 1778

La nature étaloit à nos yeux toute sa magnificence
illustration de l'Émile (profession de foi du vicaire savoyard), par Jean-Baptiste Simonnet (graveur)
d'après Jean-Michel Moreau le Jeune, 1778
sources des quatre images : Google Livres et Los Angeles County Museum of Art

En quoi l'Émile fait-il preuve d'originalité et de modernité en matière d'éducation ?

Les principes éducatifs exposés dans l'Émile sont d'une totale nouveauté pour l'époque, en rupture avec ceux en vigueur sous le règne de Louis XV. Certes Rousseau n'est ni le premier ni le seul à s'intéresser à l'enfant, mais ses influences et ses emprunts recréent une pensée novatrice.

Il prend l'enfant pour ce qu'il est. « L'enfance a des manières de voir, de penser, de sentir qui lui sont propres ; rien n'est moins sensé que d'y vouloir substituer les nôtres. […] La nature a fait les enfants pour être aimés et secourus. » Respecter la nature, c'est commencer par traiter l'enfant en enfant, non en adulte. Il encourage les pédagogues à suivre l'évolution naturelle des étapes de l'âge, à s'adresser aux sens et privilégier l'observation directe à travers la découverte du monde naturel, à cultiver l'expérience et les méthodes actives.

Rousseau s'inspire de sa propre enfance. Orphelin de mère dès sa naissance, très tôt livré à lui-même et mis sans discernement au contact des livres, ces « dangereuses méthodes » ont imprimé en lui la prédominance des passions sur les concepts : « Je n'avais aucune idée des choses, que tous les sentiments m'étaient déjà connus. Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. » Rousseau engage ses contemporains à laisser « mûrir l'enfance dans les enfants » plutôt que de les dresser trop tôt à se conformer à la société des adultes.

Rousseau met l'enfant au cœur du processus d'éducation, ce qui aujourd'hui encore est un concept extrêmement moderne. Il plaide l'idée initiale de la bonté originelle de l'homme : « Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme. » Selon lui, l'éducation « négative » libre doit préserver les qualités naturelles de l'enfant, respecter le développement spontané de sa personnalité. Contrairement aux éducateurs conventionnels qui veulent faire de lui un bon chrétien, un bon citoyen, un bon soldat, un bon ouvrier, etc., Rousseau casse les moules en affirmant que l'enfant ne doit pas devenir autre chose que ce qu'il doit être.« Vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j'en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre : il sera premièrement homme. »

Le rôle de l'éducateur est de faire passer l'enfant de l'état de nature à l'état de culture sans le dénaturer. L'éducation doit être joyeuse, l'enfant doit être heureux puisque ce passage de nature à culture se fait en harmonie avec sa propre personnalité. Liberté et bonheur vont de pair.

▲Illustrations de l'Émile, XVIIIe siècle, BnF, Paris

▲Illustration de Elysium, poème de Friedrich von Schiller, XVIIIe siècle,
par Jean-Frédéric Schall, sur Wisdom Crieth Without

Je ne m'étendrai pas plus sur le contenu de l'Émile, encore moins sur un quelconque jugement de valeur de sa pédagogie, qu'il convient de relativiser au contexte éducatif de l'époque. Aïe, l'éducation de Sophie, épouse idéale d'Émile, qui fait de la dentelle et de la cuisine dans le Livre V : « toute l'éducation des femmes doit être relative aux hommes » ! On regrette le manque d'audace de Rousseau dans ce domaine, empêtré dans sa quête quasi pathologique d'une femme refuge, dans un monde qu'il sent hostile.

Les controverses sont nombreuses. Ainsi, le seul livre donné à lire à Émile est Robinson Crusoé, parce que le héros se débrouille par lui-même avec ingéniosité ! Peut-on penser un instant, lorsque Rousseau critique le livre et retarde à l'extrême l'accès d'Émile à lecture, qu'il est contre la lecture ? Ce qu'il veut exprimer, dans le contexte éducatif de son temps, c'est que présenter trop tôt à l'enfant des textes prédigérés et des jugements préétablis l'enferment plus qu'ils ne l'éduquent. Il rejoint l'avis de certains parents qui, à partir de 1750, se prononcent contre l'apprentissage par cœur de textes dont les enfants ne maîtrisent pas le sens. Rousseau plaide là pour une approche pédagogique de la lecture.

Rousseau lui-même, qui considère l'Émile comme son œuvre majeure, nous invite à recevoir ce traité sur l'éducation comme « les rêveries d'un visionnaire ». Émile reste aujourd'hui un des ouvrages les plus lus à propos de l'éducation des enfants, car il pose les questions essentielles. Des éducateurs praticiens novateurs comme Pestalozzi, Fröbel, Makarenko, Dewey, Freinet, ont été inspirés par l'Émile.

Le succès retentissant de l'Émile dans les milieux aisés et cultivés

Émile connaît un succès retentissant sans précédent dans les milieux aisés et cultivés, pas seulement en France. En raison de la remise en cause de l'utilité des Églises, catholique ou protestante, exprimée dans la Profession de foi du vicaire savoyard dans le livre IV, l'Émile est interdit dans son intégralité par le Parlement de Paris quelques jours après sa parution, Rousseau doit s'exiler en Suisse. Le Conseil de Genève n'est pas plus tolérant, Rousseau devient un homme traqué pendant huit ans. Mais le livre est lu, il façonne une image nouvelle de l'enfance et bouleverse les habitudes éducatives.

▲Mère allaitant son enfant, par Jean Laurent Mosnier, 1782
Musée municipal des Ursulines, Mâcon sur Agence photographique de la RMN

Political Affection, par Thomas Rowlandson, 1784
Ce dessin satirique représente la duchesse de Devonshire allaitant un chien.
British Museum, Londres
à dr. : Georgiana Spencer, duchesse de Devonshire avec sa fille Lady Georgiana Cavendish
par Sir Joshua Reynolds, 1784, sur Bridgeman Art Library

▲Portrait de famille, par Johann Friedrich August Tischbein, 1795-1800
Museumslandschaft Hessen, Cassel, sur Agence photographique de la RMN

▲Le premier pas de l'enfance, par Marguerite Gérard, vers 1780 sur Harvard Art Museums, Cambridge

▲à g. : Portrait de la femme de l'artiste et de son fils, par Johann Friedrich August Tischbein, 1770-80 Museumslandschaft Hessen, Cassel
à dr. : Portrait de Madame Vigée-Lebrun et de sa fille Jeanne-Marie-Louise, 1786 Musée du Louvre, Paris
sur Agence photographique de la RMN

L'Émile est particulièrement bien accueilli par les femmes qui se mettent à allaiter leurs enfants. Cette nouvelle mode est née d'un constat : alors que la mortalité des femmes en couches va diminuant, la mortalité infantile ne recule pas. On observe que, paradoxalement, l'espérance de vie des enfants du peuple est meilleure dans les premières années que ceux des enfants des classes aristocratiques et bourgeoises. La raison est simple : elles allaitent leur bébé et s'en occupent elles-mêmes. De quoi nourrir la diatribe anticivilisation et le retour à l'homme naturel prônés par Rousseau !

Le progrès technique et la mécanisation de la production ont libéré la femme bourgeoise de l'obligation de travailler. Nobles ou bourgeoises, les femmes oisives accèdent au monde de l'esprit, certaines tiennent salon, mais elles sont vite confrontées aux limites que la société impose à leur sexe. Elles trouvent dans les idées de Rousseau une valorisation du rôle de mère nourricière et éducatrice auquel on les réduit.

En focalisant l'attention sur le nourrisson, l'engouement pour l'allaitement maternel va transformer la perception de la petite enfance. Cette rupture totale avec les habitudes passées ne va pas de soi, certains les jugent choquantes voire bestiales. Même si en France ce nouveau regard « dans l'ordre de la nature » passe mieux qu'en Angleterre, on critique et on se moque des premières mères aristocratiques qui allaitent. Georgiana Spencer, duchesse de Devonshire, qui choisit d'allaiter sa fille née en 1783, fait l'objet de très violentes caricatures dans la presse anglaise.

▲Marie-Thérèse-Charlotte de France, « Madame Royale »,
et son frère le Dauphin Louis-Joseph-Xavier – et détail
par Élisabeth-Louise Vigée-Lebrun, 1784, Château de Versailles et Trianon
sur Agence photographique de la RMN
Cette représentation naturelle et champêtre des enfants royaux rompt
avec les poses plus statiques des générations antérieures.

En France, la reine Marie-Antoinette fait construire le Hameau dans le parc de Versailles dans le but d’éduquer les enfants de France selon les principes de Rousseau. Des contemporains s'étonnent de l'attachement montré par le roi à sa fille Madame Royale, née en 1778, alors qu'ils s'attendent à sa déception de ne pas avoir un héritier mâle. Quel contraste avec le sort réservé à ses tantes, filles cadettes de Louis XV, éloignées dès le berceau à l'abbaye de Fontevraud ! Les princesses ne sont rappelées à la cour qu'à l'âge de quinze ans, Madame Thérèse y meurt à huit ans en 1744 sans revoir sa famille.

De toute l'Europe arrivent des lettres demandant à Rousseau des consultations pédagogiques. Le prince Frédéric-Eugène de Wurtemberg, lié aux familles régnantes de Prusse et de Wurtemberg, libertin repenti converti aux vertus du bonheur familial, adresse chaque semaine à Rousseau un journal détaillé du développement de sa fille Sophie, née en octobre 1759. Il tient Rousseau comme le modèle des éducateurs, la similitude des prénoms avec la compagne d'Émile n'est sans doute pas une coïncidence.

Cette nouvelle mode culturelle de la mise en pratique des principes éducatifs de l'Émile donne parfois lieu à des excès ridicules. Heureusement certains parents déconcertés s'en remettent au final au bon sens de leur propre jugement. Johann Pestalozzi, éducateur pédagogue suisse, met scrupuleusement en pratique les principes de l'Émile dans l'éducation de son fils Jakob. L'expérience s'avère catastrophique, le petit Jakob, né en 1770, déjà fragile de nature, est dévasté par le comportement de ce père tantôt libéral à l'extrême, tantôt tyran. Pestalozzi adapte sa méthode et consacre sa vie à l'éducation des enfants pauvres, filles et garçons ; il ouvre avec succès une école pour les enfants sourds-muets.

Émile n'est en aucun cas un guide pratique, même s'il fourmille de recettes et remarques sensées qui ont su inspirer les pédagogues d'hier et d'aujourd'hui. L'intention de Rousseau n'est pas de faire oeuvre pratique à appliquer, mais que ses contemporains prennent conscience de leurs erreurs en matière d'éducation du jeune enfant. L'essentiel est le débat social que sa méthode suscite.

Si l'éducation à la Jean-Jacques rencontre ce phénoménal succès, c'est qu'elle correspond à une évolution de la cellule familiale apparue dès les années 1750. « Plusieurs écrivains avaient dit avant lui des vérités que lui seul a gravées dans le cœur de ses lecteurs », écrit l'abbé de Véri, diplomate proche de Louis XVI, dans son Journal, « C'est à lui que les enfants doivent les douceurs que le ton général a mis dans leur éducation. […] Jean-Jacques Rousseau est venu changer toutes les idées et toutes les méthodes par une persuasion à laquelle personne n'a su résister ». Selon Élisabeth Badinter, « Émile est le coup d'envoi de la famille moderne fondée sur l'amour maternel ».

▲à g. : Le Déjeuner, par François Boucher, 1739
Musée du Louvre, Paris sur Agence photographique de la RMN
au centre : Portrait de groupe, par François-Hubert Drouais, 1756
National Gallery of Art, Washington
à dr. : Scène de la vie familiale, par Willem Joseph Laquy, vers 1790

▲Portrait de Marc Étienne Quatremère et sa famille, par Nicolas-Bernard Lépicié, 1780
Musée du Louvre, Paris sur Agence photographique de la RMN

Oui, son arrivée fera notre bonheur, par Philibert Louis Debucourt, vers 1796
La planche montre la joie du foyer lors du retour paternel,
l'épouse tient son enfant comme un présent offert à son mari.
extrait de l'exposition BnF Lumières ! Un héritage pour demain

Cette image nouvelle de l'enfance est relayée par les peintres. Elle bouleverse la hiérarchie des genres artistiques, rehaussant les représentations de la vie quotidienne au niveau de la peinture d'histoire. Le portrait d'enfant ou le portrait de famille autour de l'enfant devient un thème majeur de la peinture. Ces portraits sont la marque de cette découverte de l'enfance et de l'attention que la société accorde désormais à ses enfants choyés et désirés. L'Émile de Rousseau révolutionne la pédagogie, il fait évoluer le statut de l'enfant, même si le modèle ne se diffuse que très lentement. Aujourd'hui encore, les controverses polémiques qu'il suscite n'ont rien perdu de leur actualité.

(à suivre : Tricentenaire Jean-Jacques Rousseau (2) : L'influence de l'Émile sur l'habillement des enfants au XVIIIe siècle)