1 décembre 2009

La fraise (2) – une mode extravagante du XVIe siècle



▲Bal donné au Louvre en présence d'Henri III et de Catherine de Médicis pour le mariage d'Anne,
duc de Joyeuse et de Marguerite de Lorraine-Vaudémont (soeur de la reine Louise), le 24 septembre 1581,
Ecole française, Musée du Château de Versailles sur Agence photographique de la RMN

A partir des années 1570, sous l’influence de la contre-réforme catholique et de l'extravagance raffinée du roi Henri III (avènement en 1574), la mode et le luxe se développent à la cour de France - il est peut-être utile de rappeler ici que la mode de la fraise est une mode de cour, portée uniquement par l'aristocratie. Le roi, qui a beaucoup voyagé, ne serait-ce que pour revenir de Pologne en passant par l'Italie, à la mort de son frère Charles IX, a une passion de la mode et des nouveautés ; on lui reproche assez ses goûts vestimentaires, et celui de se parfumer.

▲à g. : Portrait de Henri III, d'après François Clouet, vers 1570,
Musée Condé, Chantilly sur Agence photographique de la RMN
au centre : Portrait de Hercule-François, duc d'Alençon, Ecole française, 1572,
National Gallery of Art, Washington
à dr. : Portrait de Henri roi de Navarre, Ecole française, vers 1575,
Musée national du château de Pau sur Agence photographique de la RMN

En France, la fraise se développe d’abord en hauteur, jusqu'à la fin des années 1575, entourant le cou et le bas de la tête de ses de godrons réguliers superposés, amidonnés, de plus en plus grands, sur une ou plusieurs rangées. Elle est très ornementée de passements [dentelles], de broderies et de fils d'or, parfois échancrée, et devient un élément ostentatoire du costume.

▲Portrait de Marguerite de Valois, Ecole de François Clouet, 1572,
Musée des Beaux-Arts, Blois sur Wikipédia

▲Portrait de l'infante Eugenia Isabella Clara,
fille de Philippe II d'Espagne et de Isabelle de Valois,
par Sofonisba Anguissola, vers 1573,
Galleria Sabauda, Turin, sur Wikipédia

▲Portrait du prince Ferdinand d'Espagne, par Alonso Sanchez Coello, 1575,
The Walters Art Museum, Baltimore<

▲Jeune garçon tenant un livre et une fleur, par le Maître du comté de Warwick, 1576,
The Weiss Gallery, Londres

On est envahi par la folie des grandeurs

Puis la fraise s'étend en largeur, le roi inaugure, en 1578, une fraise immense de « quinze lés de mousseline et d'un demi-pied de largeur » qui fait sensation. Ces excentricités font l'objet de railleries de la part du peuple, on les nomme « plateau de Saint-Jean », ou « roue de charrette », ou encore « meule de moulin ». Pierre de L'Estoile écrit dans son journal : « À voir la tête d’un homme sur ces fraises, il semblait que ce fût le chef [tête] de Saint-Jean sur un plat » – en référence au supplice de Saint Jean-Baptiste dont la tête fut présentée à Salomé sur un plateau. Elle reprendra des proportions plus raisonnables sous le règne de Henri IV (avènement en 1589).

▲à g. : Portrait de Henri III, Musée Narodowe, Varsovie
sur Les derniers Valois
à dr. : Portrait de Henri III, anonyme, d'après François Quesnel, vers 1585,
Kunsthistorisches Museum, Vienne

On raconte qu'au carnaval de la foire de Saint-Germain, des étudiants se sont promenés affublés de fraises en papier et criant : « À la fraise on connaît le veau ! » ; Henri III n'ayant pas goûté la plaisanterie, ils se sont retrouvés emprisonnés au Châtelet. On dit aussi que cette mode est à l'origine de l'essor de la fourchette. De fait, cet ustensile rapporté d'Italie par Catherine de Médicis ne trouve son succès que sous le règne de Henri III. Le roi l'apprécierait car elle lui permettrait de porter les aliments à la bouche sans tacher son ample fraise, il l'affiche dans son restaurant préféré, l'Hostellerie de la Tour d'Argent (actuelle Tour d'Argent à Paris).

▲Bal à la cour des Valois, et détail à g., Ecole française, vers 1580,
collection Robien, Musée des Beaux-Arts, Rennes sur Agence photographique de la RMN

▲à g. : Portrait de Henri de Lorraine, duc de Guise, par François Quesnel, 1580, Musée Carnavalet
à dr. : Portrait de Antoinette d'Orléans, duchesse de Retz,
Ecole française, vers 1596, sur Agence photographique de la RMN

Mon propos n'est pas de vous décrire, décennie par décennie, pays par pays, l'évolution de la fraise, qui se développe ici et là en largeur ou en hauteur, mais d'en dégager quelques allures générales. Chaque pays a sa fraise plus ou moins typique : en France, elle est donc plutôt unie, à un rang de tuyaux, ronds ou ovales, parfois fermée, plutôt développée en largeur ; en Angleterre et en Espagne, elle est ornée de dentelle, et souvent plus haute derrière que devant ; en Flandre, elle est plutôt haute et fermée…

Une mode d'un raffinement extrême

C'est en Angleterre qu'on trouve, au XVIe siècle, les formes de fraises les plus variées, les plus élaborées, aux dentelles les plus travaillées. Dès 1560, des fraises à larges godrons sont présentes dans les portraits, un édit datant de 1562 en limite la largeur à quatre pouces (dix centimètres environ) de chaque côté du visage, des gardes placés aux portes des villes rognent les fraises des contrevenants ! Mais comme partout, à tous les siècles, édits et lois somptuaires triomphent rarement de la mode. La fraise anglaise atteint ses dimensions maximum en 1585. Au lieu d'un seul rang de tissu froncé, elle présente plusieurs rangs superposés, parfois avec des plissés différents. La dentelle très légère, finement représentée par les délicates miniatures de Nicholas Hilliard , y est aussi plus fréquente qu'en France.

▲Portrait de femme, miniature par Nicholas Hilliard, 1585-1590,
Victoria & Albert Museum, Londres

La reine Elisabeth 1e, qui met habilement en scène son statut de « reine vierge » en se plaçant au-dessus de la condition féminine commune, pour devenir une icône idéalisée et glorifiée, utilise à son profit la marque de distinction de la fraise. Elle va jusqu'à ajouter au port de la fraise une légère mais imposante conque de mousseline amidonnée, parfois même assortie d'un mantelet transparent.

▲à g. : Portrait de Elisabeth 1e, Ecole anglaise, vers 1550,
collection privée sur The Bridgeman Art Library, Londres
à dr. : Le couronnement de la reine Elisabeth 1e en 1559,
Ecole anglaise, copie de l'original perdu, 1600, National Portrait Gallery, Londres

▲Portrait de Elisabeth 1e, (détails), Ecole anglaise, vers 1570
sur Wikipedia

▲Portrait de Elisabeth 1e (détails), par Nicholas Hilliard, 1575-1576,
National Portrait Gallery, Londres

▲à g. : Portrait de Elisabeth 1e, attribué à Federico Zuccaro, vers 1575,
National Portrait Gallery, Londres
au centre : Portrait de Elisabeth 1e, par Nicholas Hilliard, vers 1575,
collection privée sur Luminarium
à dr. : Portrait de Elisabeth 1e, attribué à George Gower, 1579,
collection privée Folger Shakespeare Library sur Luminarium

▲Portrait de Elisabeth 1e, détails, attribué à George Gower, 1580,
collection privée sur Wikipedia

▲Portrait de Elisabeth 1e, détail, attribué à Cornelius Ketel, vers 1580-1583,
Pinacotea Nationale, Sienne sur Luminarium

▲Portrait de Elisabeth 1e, détails, Ecole anglaise, vers 1585-1590,
National Portrait Gallery, Londres

▲Portrait de Elisabeth 1e (détails), par Marcus Gheeraerts, vers 1585-1590,
collection privée sur Wikipedia

▲Portrait de Elisabeth 1e, détails, par John Bettes, vers 1585-1590,
collection privée sur Wikipedia

▲Portrait de Elisabeth 1e, détails, Ecole anglaise, 1590,
Jesus College, Oxford sur Wikipedia
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▲Portrait de Elisabeth 1e (détail), par Isaac Oliver, vers 1600-1602,
Hatfield, Hertfordshire sur Wikipedia

(à suivre : La fraise du début du XVIIe siècle)


8 commentaires:

  1. Une fois de plus votre article est passionnant. Je me pose la question de la confection de ces merveilles : étaient - elles en dentelle, ou brodées sur un tissu fin,certaines sont perlées me semble-il, ensuite étaient -elles empesées ou amidonnées (déjà) ?
    Merci pour toutes ces recherches.
    Trésors de boites à couture

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  2. des fraises au sucre ou à la chantilly, miam! ;)
    (trés bel article, au demeurant!)

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  3. Ce sont effectivement des merveilles, et même une reine comme Elisabeth I d'Angleterre en avait pleinement conscience, qui exigeait de ses peintres portraitistes une représentation de manière aussi réaliste que possible des pierres précieuses, broderies et dentelles de ses fraises et collerettes.
    Comme je l'évoque juste dans l'article Fraise (1), l'empesage est en effet inventé en 1564 par un Hollandais. Mais je vais revenir sur les aspects plus techniques de cette mode de la fraise.
    A bientôt donc !

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  4. Tarmine la gourmande, tu ne crois pas si bien dire !
    A la base, l'amidon est en effet du glucose, en général pour les cols on utilise l'amidon de céréales, blé ou riz.
    Quant à la Chantilly, c'est une dentelle qui s'est développée à partir du XVIIe siècle, un peu tôt pour la fraise donc... mais on y est presque ! Cette dentelle est devenue célèbre sous les règnes de LouisXV et Louis XVI, puis à nouveau au Second Empire, les châles de dentelle de Chantilly noire ont alors fait fureur.

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  5. Ton blog regorge de belles histoires et d'anecdotes ! Un plaisir que de le découvrir ... et le choix des images ! J'aime j'aime !

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  6. La fraise; Un élément de mode absolument divin;un travail toujours remarquable, qu'on retrouve, bien vaguement dans les froufrous qui reviennent un peu aujourd'hui! Merci encore pour cette page d'histoire de la mode!

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  7. Bonjour Mulot...

    ...qui bricole de bien jolies choses.

    Des histoires, des anecdotes, des images pour raconter l'histoire de la mode enfantine, voilà en effet le programme des Petites Mains. Moi aussi j'aime j'aime, et je suis trop contente de pouvoir partager ces goûts avec d'autres amateurs.

    Bienvenue donc sur Les Petites Mains, et à bientôt !

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  8. Bonjour Sophie,

    La fraise requiert en effet, de la part de celui qui la fait (et même de celui qui l'entretient) une technicité qui ne s'accommode pas de l'à peu près, et je reconnais bien là une parole de professionnelle !

    Je compte parler de la fraise dans la mode moderne... à suivre donc.

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