12 juin 2009

Miss Charity


Oh ! Miss




Autant vous le dire tout de suite, j'aime Marie-Aude Murail. J'ai dû offrir et faire lire des dizaines de fois Le Hollandais sans peine, c'est mon arme secrète contre les coups de cafard. Alors vous pensez, en recherche d'ambiances pour écrire sur la crinoline et le costume marin, entre Les petites filles modèles et Au Bonheur des dames, je ne pouvais pas rater Miss Charity, une biographie romancée et arrangée de Beatrix Potter (1866-1943), célébrissime naturaliste anglaise et auteure de livres pour enfants. Mon enthousiasme est tel que j'ai décidé d'écrire cet article, en aparté avant une nouvelle aventure historico-stylistique.




Charity Tiddler est une petite fille corsetée - au sens propre comme au sens figuré - de la puritaine Angleterre victorienne, qui s'ennuie entre Tabitha, sa bonne écossaise à demi-folle, qui lui raconte des histoires épouvantables, et sa gouvernante française, la romantique Mademoiselle Blanche, avec qui elle découvre l'amitié. Elle brûle pourtant de vivre, à la différence de ses petites soeurs mortes, et fait feu de tout ce qui se présente pour remplir le vide de ses journées. Elle apprend par coeur toutes les pièces de Shakespeare, qu'elle se récite mentalement quand elle s'ennuie en société, si bien qu'on croit qu'elle a mal aux dents. Elle élève dans sa nursery au dernier étage de la maison toutes sortes de bestioles, du lapin promis à la casserole aux oiseaux blessés, en passant par têtards, souris, rat, crapaud, hérisson... Elle dresse un lapin, Master Peter, qui deviendra célébrissime.




Plutôt médiocre à la danse, au chant et au piano, toutes ces choses indispensables à la bonne éducation des jeunes filles de la bonne société, elle montre un talent certain de peintre aquarelliste, et réalise des planches "scientifiques" sur les champignons. Rien ne lui plaît mieux que de se retrouver l'été à la campagne pour observer et étudier la nature, elle y retrouve ses cousins et cousines, ce qui permet au lecteur de mesurer à quel point elle est différente. Elle fait le désespoir de sa mère, guindée et distante, qui se demande si on va pouvoir la marier : qu'à la rigueur elle passe pour une simple d'esprit, tout espoir est encore permis, mais une originale !




Petit à petit pourtant, on sent que le monde change dans ces années 1880-1890. Charity va s'émanciper, gagner sa vie et son indépendance grâce à ses dessins, être capable de résister aux pressions de la société bien-pensante pour vivre l'amour, devenir ce que Bernard Shaw - un personnage du livre - appelle la "femme moderne". On pense à Virginia Woolf. La société victorienne est très bien reconstituée. On sent les différences entre les classes sociales, et même les les nuances entre les gens de même classe, le fonctionnement d'une maison de maître. On va aux spectacles londoniens, aux bains de mer, en villégiature. Avec Charity, on prend le bus ; on visite un cercle pour gentlemen, une fumerie d'opium, et un horrible pensionnat à la Dickens, le heavenly father en littérature de Marie-Aude Murail, à qui elle a consacré une biographie en 2005 ; on rencontre Bernard Shaw et Oscar Wilde.




Pas grand-chose sur le costume toutefois, si ce n'est ce corset dont le lecteur averti sent bien qu'il est la cause des essoufflements et des évanouissements de Charity lorsqu'elle s'échappe en cachette de la maison, pour aller au musée ou rendre visite à son éditeur, et le prêt d'un costume de bain jugé déjà démodé. Les très belles illustrations de Philippe Dumas ne rattrapent guère l'affaire, on devine pourtant qu'il a dû en compulser, des photographies de l'époque !




Chez Marie-Aude Murail, rien n'est jamais dit explicitement des tourments et de la difficulté à se sentir aimé des jeunes héros, grandir c'est forcément passer par des épreuves. Pourtant les situations de ses personnages peuvent aller jusqu'au sordide : dans Oh ! boy, paru en 2000, couvert de prix littéraires, elle met en scène trois orphelins - dont un leucémique, une mère suicidée, une femme battue, une bourgeoise coincée et un jeune homosexuel égocentrique ! Jamais non plus elle ne fait de morale, et pourtant mine de rien, elle instille un monde positif de justice, de tolérance, où les histoires finissent toujours bien, comme une politesse envers ses jeunes lecteurs. En satisfaisant leur besoin d'identification, en nourrissant leur faim d'émotions, en les tenant par des histoires qu'ils ne lâchent pas, elle est devenue une star de la littérature jeunesse.

Alors ne vous laissez pas impressionner par les 563 pages de Miss Charity, ni par l'écriture inhabituelle façon pièce de théâtre ou roman de la comtesse de Ségur, ne croyez pas que la littérature jeunesse ne s'adresse qu'aux enfants : lisez ce livre et donnez-m'en des nouvelles !


Légendes des photos, de haut en bas :

Miss Charity, par Marie-Aude Murail, illustrations Philippe Dumas, Éditions École des Loisirs, 2008, photos Claire Bourdillon
-à g. : Beatrix Potter à 9 ans, en 1875
à dr. : Charity dessinée par Philippe Dumas
-à g. : Etude de lapin, par Beatrix Potter
à dr. : Charity dessinant, par Philippe Dumas
-à g. : Charity jeune adulte et son lapin, par Philippe Dumas
à dr. : Beatrix Potter à 25 ans, en 1891, avec le lapin Benjamin Bouncer
-à g. : Peter Rabbit, par Beatrix Potter
à dr. : Peter Rabbit en costume marin, par Philippe Dumas
-à g. : La famille Potter, les enfants Beatrix (12 ans) et Bertram, le chien Spot, en 1878
à dr. : Beatrix, à 15 ans, et le chien Spot, en 1881
-à g. : Charity, par Philippe Dumas,
à dr. : Petite fille, photographiée par William Notmann, vers 1880, Musée Mac Cord, Montréal

Tous les documents, photographies et dessins Beatrix Potter viennent du site Internet du Victoria & Albert Museum © Frederick Warne & Co. 2006

Pour en savoir plus

-On peut voir d'autres photos de Beatrix Potter enfant sur The Beatrix Potter Society et s'informer sur le travail d'illustration de Beatrix Potter sur le site du Victoria & Albert Museum, Collections, Prints & Book Features
-Pour en savoir plus sur Marie-Aude Murail ou pour lui écrire : c'est ici
-On ne compte plus les livres que Philippe Dumas a écrits ou illustrés, notamment des poèmes de Victor Hugo ou Le Temps des cerises de Jean-Baptiste Clément. La liste complète est visible sur le site de L'Ecole des Loisirs

Personnellement j'adore Le Convive comme il faut (L'École des Loisirs, 1988), le manuel de savoir vivre du Professeur Paul Hitaisse pour ne plus dégoûter ses voisins de table. On y apprend que l'impératrice Eugénie pouvait se passer d'une fourchette pour manger sa salade, tant elle était gracieuse, et que la reine Victoria absorbait son potage dans faire la moindre tache sur ses décorations !

Une exposition consacrée au travail de Philippe Dumas (illustrateur, peintre, réalisateur de décors de théâtre) a lieu jusqu'au 20 septembre 2009 à l'Hôtel de Mora – Centre de l'illustration à Moulins

4 commentaires:

  1. Les Petites Mains17 août 2009 à 18:13

    Alors, n'y a-t-il encore personne à avoir suivi mon conseil de lire ce magnifique livre sur la plage cet été ?

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  2. J'adore. Merci pour cet article, trouvé pour rédiger le mien sur leslecturesdekik.blogspot.com

    Ce ne vous tenterait pas de vous inscrire sur Hellocoton ? (www.hellocoton.fr)
    Je vous suis désormais sur Facebook. A bientot

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  3. Je suis si contente que vous donniez un nouvel écho à Miss Charity !

    Si au gré de vos lectures pour la jeunesse vous tombez sur des histoires d'habillement, des descriptions de vêtements, des histoires qui se réfèrent à des contextes textiles, etc. cela m'intéresse : j'essaie de constituer une bibliographie sur ce thème.

    J'aime beaucoup leslecturesdekik, vous avez gagné une nouvelle lectrice. A bientôt !

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  4. Grâce à vous, Popeline, j'ai eu le bonheur de découvrir ce livre merveilleux. Aussitôt acheté, aussitôt dévoré. Je brûle de le faire connaître autour de moi. Mille mercis encore à vous et à demain sur Bigmammy !

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