19 novembre 2014

Mon beau miroir (2) – Crevés Renaissance vs Déchirés punks



Cet article est le deuxième de la série « Mon beau miroir » qui illustre le mythe de la mode qui serait un éternel retour [Lire sur Les Petites Mains, Mon beau miroir (1)]

▲à g. : Portrait de Jean-Frédéric Ier de Saxe, dit le Magnanime, Lucas Cranach l'Ancien, 1509
National Gallery, Londres
à dr. : Les débuts de la mode punk, par Vivienne Westwood
Magazine inconnu sur sur le site Seditionaries
Seditionaries est l'un des noms donnés à la boutique de Malcolm Mc Laren des Sex Pistols
et de sa compagne Vivienne Westwood ;
située à 430 King's Road à Londres, elle est le haut lieu de la mode punk entre 1974 et 1980.

▲Le Combat des lansquenets, Niklas Stör, vers 1525 Staatliche Graphische Sammlung, Münich

Les crevés envahissent la mode européenne du XVIe siècle

Les crevés, dits aussi chiquetades, sont de petites ouvertures faites dans le biais de l'étoffe des pourpoints, des manches, qui laissent voir la doublure du vêtement de couleur et d'étoffe différentes, ou la chemise. Les très petits crevés sont appelés mouchetures.

Cette mode qui envahit l'Allemagne, la France et l'Angleterre à la toute fin du XVe siècle, viendrait des lansquenets suisses, via les mercenaires allemands. À l'origine, après la bataille de Grandson en 1476 contre la Bourgogne – Charles le Téméraire y perd son trésor, aujourd'hui présenté au Musée historique de Berne – ces lansquenets auraient rapiécé leurs pourpoints et chausses troués avec les couteux tissus (soie, damas, brocarts) arrachés aux vêtements des cadavres de leurs ennemis. Cette version est sérieusement mise en doute par les travaux récents des historiens, comme le dit Christine Aribaud dans l'une des rares publications consacrée au sujet.

Il est donc bien difficile aujourd'hui de séparer ce qui tient de la légende et ce qui est réalité historique. Mais la « taillade » figure en quelque sorte une blessure emblématique, elle a l'avantage symbolique de glorifier les faits d'armes qui fondent la légitimité sociale de la noblesse – à un moment où les valeurs féodales s'estompent et où la guerre devient affaire de professionnels. La mode des crevés aurait été introduite à la cour de France par les ducs de Guise, de descendance à moitié allemande.

Hors période de guerre, les crevés qui ont valorisé les combattants devenus vagabonds, qui parfois pillent pour survivre, stigmatisent désormais ceux qui les portent. Taillader les vêtements est jugé comme immoral par l'Église. Imiter l'habit du pauvre, hisser la guenille en principe esthétique, fragiliser et abîmer des étoffes coûteuses est considéré comme une transgression.

La mode des crevés devient pourtant une folie au XVIe siècle, elle garnit les pourpoints, les chausses, les robes, les pantoufles... Ainsi Matthäus Schwarz, banquier d'Augsbourg, dans son Livre des costumes [Trachtenbuch] – une curieuse autobiographie vestimentaire illustrée qui présente ses costumes à différentes dates importantes de sa vie personnelle et professionnelle, de sa naissance à ses soixante-trois ans – montre, en 1523, un costume qui ne compte pas moins de 4 800 crevés à bouillonnés de velours blanc. Les crevés permettent de mettre en valeur la qualité du tissu de la chemise, qui devient de plus en plus fin et blanc au XVIe siècle, signe distinctif de richesse.

Au XVIIe siècle, les crevés se transforment en taillades, longues fentes formées le plus souvent par des bandes bordées et fixées seulement aux extrémités. En s'écartant, elles laissent voir la doublure ou la chemise.



▲à g. : Vivienne Westwood et Malcolm McLaren en 1977
à dr. : un de leurs T-shirts déchirés, popularisés par les Sex Pistols
sur le site Seditionaries

La mode punk naît et se propage dans l'Angleterre des années 1976-1980

L'expression et la mode punk sont associées aux années 1976-1980. Le punk – le mot anglais signifie « voyou » – veut incarner le refus du système. Dans un esprit de rébellion, d'inculture revendiquée et de vandalisme gratuit, il rejette tous les anciens codes, y compris et surtout ceux issus du mouvement hippie : les T-shirts et les jeans universels de la génération « Peace & Love » sont déchirés.

Du chaos à la culture – pour reprendre le titre d'une exposition du Metropolitan Museum of Arts de New York – le mouvement punk prend de l'ampleur. Il devient un phénomène de mode, nourri de la créativité de Vivienne Westwood, compagne de Malcolm McLaren, manager des Sex Pistols. Ils intègrent dans le système « esthétique » punk du mauvais goût, tous les codes réputés bourgeois : écossais, imprimé léopard, lamés clinquants... Ils vendent leurs créations dans leur boutique située au 430 King's Road à Londres, haut lieu de la mode punk, qui change plusieurs fois de nom : Let it rock en 1971, Too fast to live, too young to die en 1973, Sex en 1974 – en détournant les tabous sexuels et en montrant des visuels inspirés de la pornographie, Vivienne Westwood démontre que le sexe a partie liée avec la mode –, Seditionaries en 1977 – les créations de Vivienne Westwood commencent à faire la couverture des magazines – puis Worlds End en 1980, date à laquelle Malcolm Mc Laren et Vivienne Westwood se séparent et mettent un terme à leur collaboration.

La mode punk rencontre un succès très rapide dans l'Angleterre sinistrée des années Thatcher, en proie à la crise économique. Elle est facile à mettre en œuvre, bon marché, les vêtements sont récupérés en friperie ou en surplus militaire. Désormais, on n'hésitera plus à porter un vêtement usé et déchiré. L'industrie de la mode va s'en emparer et proposer des vêtements préalablement usés et vieillis.

▲Jean déchiré rapiécé façon « monstre de genou » pour enfant
Tutoriel sur le blog sew natural - Do it yourself !

Qu'ont donc en commun les déchirures des crevés de la Renaissance et celles des punks ? Les premiers figurent une blessure symbolique qui affiche et renforce la légitimité sociale du groupe qui en lance la mode, précisément à un moment où les valeurs féodales qui légitiment cette position s'estompent, au point que ces excentricités soient considérées comme une transgression des codes sociaux de leur époque. De même, les seconds transgressent les codes et les normes vestimentaires de la bienséance bourgeoise dominante ; ils expriment leur refus des valeurs morales d'un monde en crise, à la dérive, où la pauvreté est de plus en plus visible, les exclus de plus en plus nombreux.

Qu'ont en commun un moine bouddhiste qui déchire volontairement son kesa par signe d'humilité, et l'outrance d'un John Galliano qui met en scène des mannequins « SDF » pour la haute couture Dior 2000 ? La pauvreté est traditionnellement considérée comme une vertu. Aussi, quand on prétend habiller les personnes riches et célèbres comme des sans-abri, la transgression peut-elle apparaître comme un doigt d'honneur à ces valeurs. À moins qu'on y voie le signe nerveux d'une conscience coupable ; une autre collection signée Galliano pour Dior Haute Couture fait sensation en 2006 en mettant en scène des mannequins ensanglantés directement inspirés de la Révolution française...

La mode exprime par des ruptures parfois audacieuses les transformations lentes des sociétés. Mais elle assimile ses excès, en propose sans cesse de nouveaux, aux formes parfois approchantes. S'il y a ici « éternel retour », c'est celui de la transgression vestimentaire.


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