2 octobre 2010

La grande saga du « blue jean »



Le 21 septembre dernier, une dépêche AFP est tombée, intitulée « Le jean pourrait-il dater du XVIIe siècle ? » Pour moi – votre serviteur, ce genre de nouvelle, c’est du nan-nan : une enquête historique et un petit suspens, une exposition artistique, un vêtement mythique de l’histoire de la mode, des créateurs de mode talentueux, et le bleu, ma couleur préférée… J’ai donc retroussé mes manches, feuilleté mes livres et mes archives, lustré mes touches d’ordinateur, et c’est parti pour vous raconter la grande saga du jean.

La naissance du jean à San Francisco

En 1853, le jeune Oscar(?) Levi Strauss, originaire de Bavière, modeste colporteur juif exerçant à New York, arrive à San Francisco en pleine fièvre de l’or. Il transporte dans ses chariots des toiles de tente et des bâches qu’il espère vendre aux pionniers [on appelle les premiers arrivés – en 1849, les forty niners]. Mais ceux-ci lui expliquent que ce n’est pas tant de ces articles dont ils ont besoin que de bons pantalons résistants et fonctionnels.

▲à g. : Les bureaux de la firme Levi Srauss à San Francisco, 1866,
site Levi Strauss
à dr. : Portrait de Oscar (?) Levi Strauss
SF History Center, SF Public Library sur San Francisco cityguides

Levi Strauss compte parmi ses clients un tailleur, Jacob Davis, qui confectionne pour les bûcherons des pantalons renforcés par des rivets métalliques aux points sensibles. Les deux hommes déposent ensemble un brevet, Levi Strauss taille dans ses toiles des pantalons de dessus et salopettes [overalls] rivetés, le succès est immédiat. Les mineurs chercheurs d’or sont très contents de leurs pantalons ultra-costauds aux poches suffisamment solides pour contenir les pépites d’or qu’ils trouvent. Levi Strauss fonde avec son beau-frère une société de confection et de textile industriel qui va se développer au cours des années pour devenir la multinationale Levi Strauss & Co, qui cultive aujourd’hui cet héritage.

▲Publicité Levi Strauss, 1875 Photo Hackett/Archive Photos/Getty Images sur Answers.com

A ses débuts, le jean n’est pas encore bleu, mais dans des tons qui vont de l’écru au brun, ces étoffes rèches et épaisses sont très difficiles à travailler. Levi Strauss les remplace peu à peu par le denim, un tissu à l’armure serge, teint à l’indigo, importé d’Europe. En 1860, la société Levi Strauss ne travaille plus que le denim. En plus des rivets apparaissent en 1873 sur les poches arrière des surpiqûres en lin orange, pour les assortir aux rivets de cuivre.

▲La combinaison Koveralls pour enfants, de Levi Strauss, créée en 1912
sur Elevenvintage

▲à g. : Le stand Levi Strauss à l’Exposition Internationale Panama-Pacific, San Francisco, en 1915
on y coud sur place le Koveralls pour enfants sur Federicodecalifornia
à dr. : publicité Koveralls, 1908, archives Levi Strauss sur San Francisco cityguides

En 1912, c’est avec un article pour enfant, la Koveralls, une combinaison en denim, que la compagnie Levi Strauss étend pour la première fois son marché de la côte Ouest à l’ensemble des Etats-Unis. Elle s’appuie sur une large publicité, affiches et marques peintes, la Koveralls gagne un prix en 1915 à l’Exposition Internationale Panama-Pacific. En 1918, apparaissent les Freedom-Alls qui désignent à la fois des vêtements de travail brevetés et des vêtements de loisir pour les femmes.

▲à g. et à dr. : Salopette et combinaison de denim bleu pour enfant, vers 1925
sur The Wisconsin Historical Society
au centre : Enfants en salopettes, vers 1900-1920

▲Femmes travailleuses des années 1925-1930 en salopettes jeans sur Tell me about jeans

Des enfants récoltent des pommes de terre, Vicinity of Caribou, Aroostook County, Maine, octobre 1940
photo Jack Delano, Library of Congress

La prière avant le barbecue, Foire du Nouveau Mexique, Pie Town, New Mexico, octobre 1940
photo Russell Lee, Library of Congress

Femmes employées de la Compagnie de chemins de fer Nord-Ouest et Chicago pendant leur pause repas, Clinton, Iowa, avril 1943, photo Jack Delano, Library of Congress

École rurale, comté San Augustine, Texas, avril 1943, photo John Vachon, Library of Congress
On peut voir ces magnifiques photos, et d’autres (à ne pas manquer)
sur Wild Colorado 1939-1943, The Denver Post Photo Store

Peu à peu, à partir des années 1920, le jean glisse du vêtement de travail au vêtement de loisir et de folklore ; en 1922 les bretelles disparaissent pour laisser place aux passants. Pendant la grande crise de 1929, peu cher, il est adopté par les paysans et les travailleurs. Entre 1933 et 1938, dans le cadre du New Deal, des dizaines de milliers de salopettes en denim sont distribuées aux déshérités.

▲à g. : Publicité du premier jean femme, le Lady Levi's Jeans, septembre 1934
à dr. : Femmes au travail vêtues de jeans, fin des années 1940
sur Federicodecalifornia

▲Publicités Levi’s des années 1950 sur le thème du cowboy
Archives Levi Strauss & Co sur Flickr

C’est en 1930 que Levi Strauss & Co commence à utiliser l’image du cowboy, même si les jeans sont alors toujours considérés comme des vêtements de travail. Vers 1935, par le biais du cinéma qui s’en empare, les citadins découvrent la campagne et le jean, parents et enfants jouent aux cow-boys. On ôte au jean ses rivets pour qu’il n’abîme pas les chaises d’école et d’université. Il se répand chez les étudiants et les artistes, il s'introduit dans la garde-robe féminine. La luxueuse revue Vogue publie en couverture la première réclame Levi Strauss en 1935, signe que le jean a passé la barrière sociale des ouvriers vers la riche société de l’Est – c’est suffisamment rare dans ce sens pour le souligner.

▲Le jean fait partie de l’équipement du GI’s pendant la Seconde Guerre mondiale
sur Federicodecalifornia

▲à g. : Affiche de Paradise Canyon, de Carl Pierson, avec John Wayne, 1935
sur Federicodecalifornia
à dr. : Affiche de Les Raisins de la colère, de John Ford, avec Henry Fonda, 1940
à vendre sur ioffer

Le jean fait partie de la tenue de base des GI’s et débarque avec eux en Europe en 1945. À la démobilisation, les magasins de surplus américains écoulent ces marchandises dans toute l’Europe, soutenus par le succès des films américains. Le jean symbolise l’Amérique, celle des pionniers héros de la conquête de l’Ouest, celle des stars comme John Wayne, Gary Cooper ou Henry Fonda qui le portent, il se fait universel.

▲Marilyn Monroe, 1953 ; James Dean, 1955 sur Tendances de mode

Rosie the Riveter, par Howard Miller
pour le comité de production de guerre des Etats-Unis, 1943 sur Wikipedia

▲Festival de Woodstock, 1969, sur Life Magazine
(Pour les nostalgiques plein d’autres photos incroyables sur le site)

▲à g. : Jeans brodé style Flowerpower, fin des années 1960-début 1970,
The Metropolitan Museum of Art, New York
à dr. : Festival de Woodstock, 1969, sur Life Magazine

▲La pochette de l’album Sticky Fingers des Rolling Stones, par Andy Warhol, 1971
sur Scooops

Dans les années 1950, il devient rock’n roll et sexy, sublimé par les mythes de James Dean et de Marilyn Monroe. Le jean, synonyme de débauche, est interdit dans les écoles. La publicité s’en mêle, qui manipule son image. Il représente la jeunesse et la contestation, les mouvements sociaux utilisent ses codes vestimentaires (féminisme, hippy, jeunesse des pays de l’Est), c’est le vêtement démocratique par excellence : quel que soit son sexe, son appartenance sociale, tout le monde le porte.

Le denim vient-il de Nîmes ?

L’origine du terme denim est plutôt controversée. On a l’habitude de dire que ce serait une contraction de l’expression française serge de Nîmes, qui est une étoffe grossière de bure, très solide, tissée avec de la laine et des déchets de soie, dans la ville de Nîmes, depuis au moins le XVIIe siècle. A la fin du XVIIIe, on applique aussi le terme à un tissu de lin et coton fabriqué dans le Bas-Languedoc, qu’on exporte vers l’Angleterre. L’historienne Pascale Gorguet-Ballesteros cite encore le nom occitan de nim qu’on donne alors au beau drap de laine produit entre la Provence et le Roussillon.

▲Groupe d’esclaves, Cumberland Landing, Virginia, 1862 sur myspace

Ce qui est sûr, c’est qu’au début du XIXe siècle, le denim désigne, en Angleterre et en Amérique, un robuste sergé de coton, avec un fil de chaîne généralement teint à l’indigo et un fil de trame écru, réservé à la confection des vêtements de travail des mineurs, des ouvriers et des esclaves noirs. Ce serait encore une autre histoire de vous raconter la guerre de résistance dans la France du XVIe siècle entre la guède (les fameuses boules de Cocagne qui donnent le pastel) et l’indigo.

C’est donc ce tissu que choisit Levi Strauss, mais seulement dans les années 1860, pour confectionner ses pantalons. Il est alors en affaire avec la famille André de Nîmes. A partir de 1915, Levi Strauss & Co commence à acheter son denim à Cone Mills, en Caroline du Nord, qui devient le fournisseur exclusif à partir de 1922.

De la « toile de Gênes » au jean

Depuis le XVIe siècle, les Anglais exportent des tissus appelés futaines de Gênes, qui effectivement proviennent de la ville de Gênes en Italie – le mot italien geneose, déformé et retranscrit phonétiquement, et le mot anglais du XVIIe siècle Geanes pour désigner Gênes, dérivent vers jean ou jeane en anglais ; on trouve le terme pour la première fois en Angleterre en 1567. De là à créer la légende d’un Christophe Colomb et ses compagnons découvrant l’Amérique en pantalons de « toile de Gênes »… Les Anglais produiront ensuite eux-mêmes cette toile dans le Lancashire. C’est un mélange de laine et de lin, puis de lin et coton, très solide, qui sert pour les voiles des navires, les bâches, les tentes, les pantalons de marins.

▲Chercheurs d’or californiens, appelés Forty Niners (de 1849, date de la première vague de la ruée vers l’or)
sur Public Broadcasting Service (PBS) Archives of the West

Les pantalons bruns des débuts de Levi Strauss sont réalisés dans cette toile de Gênes. Par glissement le pantalon de Levi Strauss a peu à peu pris le nom du matériau dont il est fait. On appelle cela une métonymie (c’est dire si la nouvelle diplômée conseillère en écriture qui double désormais votre « conteuse » ès mode se régale à la rédaction de cet article !). Quand le matériau a changé, qu’il est passé de la toile de Gênes au denim, le nom est resté : jean.

A partir des années 1870, tous les jeans Levi Strauss sont bleus, l’appellation commerciale blue jeans n’apparaîtra qu’en 1920. Le denim teint à l’indigo est trop épais pour prendre la couleur dans toute son épaisseur, mais c’est justement cette instabilité de teinture qui fait tout le charme du jean, on dirait une matière vivante qui change sur le corps même de celui qui la porte. A tel point que lorsque les couleurs chimiques vont devenir grand teint, on blanchira artificiellement le tissu pour retrouver le délavé des origines.

En 1890, par extinction de son privilège juridique et commercial, Levi Strauss perd son exclusivité sur les pantalons jeans. Entre-temps le fondateur est mort milliardaire en 1902, les concurrents s’engouffrent dans la brèche. C’est le cas de Lee dès 1911, qui aura en 1926 l’idée d’une braguette à fermeture Eclair, ou de Blue Bell (qui deviendra Wrangler en 1947) à partir de 1919, c’est le concurrent le plus sérieux de la firme Levi Strauss & Co.

▲Le 501 de Levi Strauss site Levi Strauss

Par réaction la firme crée le Levi’s 501, qui garde les rivets de cuivre et les surpiqûres orange. La légende du 501 est en marche. 501, tout simplement parce que c’est le numéro de lot de fabrication qui figure sur le tissu dont il est fait, le « 01 », à partir d’une toile denim de 10 onces (environ 300 grammes). La première étiquette en cuir aux deux chevaux était apparue en 1866 – on dit que Strauss aurait décidé d'attacher l’un de ses pantalons à deux chevaux, ces derniers tirant dans des sens opposés : soumise à si rude épreuve, la toile ne se serait pas déchirée ! Cette étiquette est remplacée en 1936 par la célèbre petite étiquette rouge, visible et cousue le long de la poche, pour distinguer le Levi’s de celui de ses concurrents et garantir son authenticité. C’est la première fois dans l’histoire de la mode qu’une marque se rend visible à l’extérieur du vêtement.

Le jean pourrait-il dater du XVIIe siècle ?

Peu salissant, bon marché, qui ne se froisse pas et se bonifie en vieillissant, porté en même temps par plusieurs générations, le jean connaît un phénoménal succès mondial au point de devenir un vêtement mythique. « Je n’ai qu’un regret, celui de ne pas avoir inventé le jean » disait Yves Saint Laurent. Il n’est donc pas étonnant que chacun veuille s’approprier un petit bout de ses origines historiques, qui restent floues, même les archives de la compagnie Levi Strauss ont brûlé dans l’incendie qui a ravagé San Francisco après le grand tremblement de terre de 1906.

La Cène, publicité de la marque Marithé François Girbaud, printemps-été 2005
sur Langue sauce piquante, le blog des correcteurs du Monde

Le jean pourrait-il dater du XVIIe siècle ? J’ai d’abord cru au canular commercial, au stratagème publicitaire, d’autant que Marithé et François Girbaud, stylistes spécialistes du jean – et des campagnes publicitaires choc, rappelez-vous leur détournement «féministe» de La Cène de Léonard de Vinci – sont partenaires de l’exposition. Ce couple de stylistes passionnés par le jean, dont le nom est associé à bien des inventions créatives sur cette matière, sont en marge de l’événement pour promouvoir leur nouvelle technique révolutionnaire de délavage par laser du denim, le WattWash

▲à g. : Femme mendiant avec deux enfants ; à dr. : Le Barbier
par le Maître de la toile de jean, actif en Italie du Nord à la fin du XVIIe siècle

C’est donc très sérieusement que Gerlinde Gruber, commissaire de l'exposition à la galerie Canesso, historienne de l'art, conservateur des peintures du XVIIe et du XVIIIe siècle hollandais au Kunsthistorisches Museum de Vienne (Autriche), pose la question. Elle a étudié pendant plusieurs années les toiles de l'anonyme « maître de la toile de jean », qui au XVIIe siècle en Italie peint des vêtements dont certains sont d'une étoffe bleue (d’un bleu plus ou moins profond) à la trame composée de fils blancs, la structure typique de la toile de Gênes (qui peut être bleue, mais aussi d'une autre couleur, mais c'est le bleu qui semble avoir fasciné le peintre). On voit dans les jupes des paysannes ou les vestes des mendiants un tissu indigo, cousu de blanc, dont les déchirures révèlent le tissage épais, qui ressemble ma foi fort au jean actuel.

Femme cousant avec deux enfants, par le Maître de la toile de jean, fin du XVIIe siècle

Femme cousant avec deux enfants (détail), par le Maître de la toile de jean, fin du XVIIe siècle
photos Galerie Canesso Feuilleter le catalogue

« Dans l'Italie de cette époque, ce tissu, produit à Gênes mais aussi à Milan, sert à fabriquer des vêtements destinés aux classes sociales les plus modestes » explique Gerlinde Gruber. « Pas cher et de bonne qualité, il s'exporte alors en dehors d'Italie ». On n’a bien sûr aujourd’hui aucun reste palpable des vêtements de ces mendiants et de ces paysans, portés jusqu'à l'extrême usure. Par ailleurs peu de documents écrits renseignent sur les exportations de cette toile robuste et épaisse d'Italie au XVIIe siècle, si ce n’est les comptes d’un tailleur anglais mentionnant cette provenance génoise.

Petit mendiant avec une part de tourte
par le Maître de la toile de jean, fin du XVIIe siècle photo Galerie Canesso

▲Veste en jean imprimée au laser,
d’après le Petit mendiant avec une part de tourte du Maître de la toile de jean,
Marithé et Jean-Pierre Girbaud

Pour l’occasion, Marithé et Jean-Pierre Girbaud ont imprimé au laser, selon le nouveau procédé WattWash, le portrait du Petit mendiant avec une part de tourte de l’ainsi donc désormais nommé « maître de la toile de jean » sur une veste en jean, redonnant en quelque sorte une nouvelle vie à ce portrait d’enfant réalisé il y a quatre cents ans.

Alors le jean est-il nîmois, génois ou américain ? Fondées ou pas, ces origines italiennes ? Pour ma part, quand on me raconte une belle histoire, de plus avec de si belles images, je ne demande qu’à y croire, cette fois c’est vraiment très réussi !


5 commentaires:

  1. Superbe sujet mené de main de conférencière. Avec la tasse de café à mes côtés cela présage d'un bon début de journée! Je mettrai mon jean tout à l'heure avec une autre pensée que d'habitude...

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  2. Vous êtes une conteuse hors pair....Je savais déjà quelques-unes des notions sur l'origine du jean, mais j'en découvre de nouvelles...C'est, comme toujours, passionnant !

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  3. Ah ! Si je peux arriver à ce qu’on enfile ses vêtements avec en tête des histoires, des images, et plein d'idées heureuses aussi, je suis très très contente…

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  4. L'histoire du jean est en soi déjà assez extraordinaire, et voilà qu'on trouve encore autre chose à y rattacher.

    Je ne pouvais pas laisser passer une telle occasion !

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  5. Patrick de La Fare : Quelqu'un aurait il gardé une image ou une photo d'un jean brodé Sisley sur la poche arrière très en vogue vers la fin des années 70 (1974/1978) et représentant un marin ?

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